Aujourd’hui, le corps
J’ai lu en parallèle — habitude de lecture très commune — Mr Gwyn et la Permanence des rêves . Le premier est d’ Alessandro Baricco , traduit en français en 2014 ; le second, de Christophe Carpentier , publié tout début 2015. Un Italien et un Français, deux contemporains : un hasard. Un hasard de lecteur.
Montrer le corps et notre rapport à lui. Les deux lectures se sont fait écho : comment rendre compte du corps et ainsi de notre présence ? Ou, du moins, c’est la problématique qu’en tant que lectrice je poursuivais, je ne lisais qu’elle. Comment un artiste, quelle que soit sa discipline, exprime le lien du corps de chaque être humain avec tout ce qui l’entoure, comment faire un portrait ? Mr Gwyn est un écrivain britannique à la recherche d’une nouvelle forme d’écriture, une écriture du portrait ; Virgile Mounier un artiste plasticien français que sa recherche plastique conduit à exposer son propre corps complètement mutilé dans un hôtel particulier parisien.
Faire un portait, premier enjeu : saisir une individualité, le caractère, ce qui fait qu’on est non-identique aux autres. Dans la Permanence des rêves , Christophe Carpentier propose par l’intermédiaire de Virgile Mounier une première solution : les portraits grammaticaux, où chaque individu se définit par l’ensemble des actions qu’il a réalisées en opposition à l’ensemble de celles qu’il n’a pas réalisées . C’est la répartition entre ces deux groupes qui forme le portrait. Le portrait y est en quelque sorte décalé : c’est l’existence qui précédera et donc définira l’essence.
Jusqu’ ici, le corps fait, le corps évoque mais le corps n’apparaît pas. L’image n’existe pas. « Jasper Gwyn fixait le lit défait et, dans le méli-mélo des draps, il avait l’impression d’entrevoir une forme de nudité extrême au point de pouvoir se passer de corps. »( Mr Gwyn. )
Le corps nu. Ce qui nous ressemble tous. Faire un portrait, deuxième enjeu : placer l’individu au sein de l’humanité. D’où la possibilité de proposer les mêmes protocoles à tous les clients et modèles de Mr Gwyn et de Virgile Mounier. Tous peuvent être observés, présentés et définis selon les mêmes règles. D’où le flou entre la position du modèle et la position de l’artiste, dont Mr Gwyn fera l’expérience littéraire et physique.
Reste alors à concilier les deux : être à la fois individu et humain. Comment s’individualiser à travers son corps-héritage ? « L’art du tatouage me procure plus que la joie de customiser mon corps, il s’agit en fait de me réapproprier ce qui m’a été légué, d’y apposer ma marque indélébile. Ainsi tatoué, je suis moi plus que je ne l’ai jamais été. » ( La Permanence des rêves. ) Le corps est alors le support propre du portrait.
L’étape suivante est horrifiante et extrémiste, elle est l’enjeu même du roman de Christophe Carpentier : la mutilation de tous ses sens. Le corps est alors incapable de toute action. Virgile Mounier crée un corps purement conceptuel, refermé sur lui-même et sur son idée.
La structure de la Permanence des rêves présente elle-même un portrait comme une mise en abyme . La vie de Virgile Mounier est disséquée par Humphrey Winock, universitaire brillant, lors d’un colloque de prévention antisectes ; biographie à visée scientifique, explicative, biographie néanmoins.
Sur la même réflexion, Mr Gwyn et la Permanence des rêves m’apparaissent donc comme deux pendants. Le premier sous la forme d’une narration mélancolique sur le métier d’écrivain, une recherche sur ce qu’est un portrait en littérature, baignée de la lumière « enfantine » que Mr Gwyn souhaite pour son atelier, à la fois douce, rieuse et un peu triste ; alors que la Permanence des rêves semble fait pour la lumière acide et crue des néons permettant dissection et examen judiciaire.