critique &
création culturelle

Basculement-mère d'Irma Pelatan

Journal d'un accouchement en pleine mer

Au fil de ses carnets amphibies, Irma Pelatan revisite l’écriture comme un acte gestationnel et tisse avec Basculement-mère le récit intime et politique d’une maternité réinventée à travers le prisme de l’eau.

Un petit livre bleu est arrivé dans ma boîte aux lettres. C’est Basculement-mère, le dernier livre d’Irma Pelatan, paru le 5 mars aux éditions La Contre Allée. Après les carrelages de la piscine (L’odeur du chlore, 2019) et les rivages de l’île (Lettres à Clipperton, 2022), c’est l’heure de la plongée finale : Irma Pelatan, en combinaison de scaphandrière, nous invite à descendre tout au fond, là où l’on n’a plus pied, pour conclure de la plus belle des façons cette trilogie aquatique qui m’a tenue en haleine pendant tant d’années.

« Amies, c’est presque noyée que je vous écris. »

Dans ces carnets adressés aux airs de journaux intimes, Irma Pelatan performe pour et avec nous toutes l’acte d’abandon le plus total. D’abord floue, sa pensée, tissée de page en page comme un trois petits chats, se précise, semée d’images qui brusquement teintent le récit. Voici Ophélie, offerte au ruisseau, insolente dans son apaisement, puis Ariane, éclaireuse, ici pourfendeuse des démons intérieurs. Ces figures, invoquées comme des compagnes d’effort, s’effacent enfin pour mieux laisser parler l’autrice. Le sujet, soudain, se révèle : c’est une naissance à laquelle nous assistons.

Basculement-mère est le récit d’une grossesse à trois corps, atypique, sororale – une « femmille » aux airs de sainte trinité. L’autrice, mère adoptante, T., mère biologique, et la bébée forment un triangle solide, un nouveau maillon dans la chaîne. Alors qu’une vie s’apprête à éclore, l’urgence du baptême se fait sentir.

« Je pénètre lentement dans l’eau de mon bureau. »

Irma se dit mère nullipare. Dans son corps, en miroir, le travail commence. D’eau en eau, avec l’aide de son carnet amphibie, elle engage une gestation d’un autre genre, parcourue de douleurs et de révélations. La maternité devient maternéité, un espace de possibles placardé à nos corps, entre menstruations, pilule, fausses couches et baby blues. Invasive, elle s’étend comme une ombre pour occuper la vie entière, ne plus laisser l’espace d’un choix. Comment, alors, recouvrer l’intégrité d’un corps prisonnier de son potentiel ?

« Il n’y a pas d’eau idéale. »

Le long des pages, une pensée liquide se répand. Elle s’infiltre dans les creux, déloge les paradoxes et souligne les embûches cachées dans l’eau trouble. Irma Pelatan laisse les phrases s’engendrer l’une l’autre avec intuition. Elle parle des peurs apprises, reçues en héritage, des peurs qui asservissent les femmes et qui les tuent. En décidant de faire famille autrement, elle rompt le cycle, intercepte le fatum – l’acte d’adoption est comme une bifurcation, il laisse advenir un nouveau récit, celui d’une féminité saine et forte.

Durant ma lecture, je n’ai cessé de sentir le basculement comme un chavirement. En devenant mère, soudain plongée dans l’immensité de l’océan, Irma Pelatan embrasse sa propre vulnérabilité. L’eau est partagée, elle est peuplée d’autres corps, devient le lieu où les ventres s’exposent. Le féminin devient une chose à mesurer en litres : souple et expansif, circulaire comme les ondes, il se déploie autant qu’il tourne sur lui-même.

Ce livre, au-delà du témoignage, est à voir comme une performance à part entière, un geste généreux qui vient accomplir la progression intime de L’odeur du chlore et de Lettres à Clipperton. Mais avec Basculement-mère, Irma Pelatan propose bien plus qu’une conclusion : c’est une ouverture, un protocole pour se libérer du poids de la féminité subie, et aborder le lien filial hors du prisme éculé de la possession.

Même rédacteur·ice :

Basculement-mère

par Irma Pelatan
La Contre Allée, 2025
Collection La Sentinelle
128 pages

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