Batucada
Pour cette première électrique, nous sommes presque trois cents à avoir le sésame. Beaucoup de bruits circulent autour du spectacle depuis quelques jours, mais le mystère reste entier. À la demande des organisateurs, nous nous dirigeons vers l’arrière de l’ancien cinéma Marivaux, Q.G. du Kunsten 2014. On y accède par une petite rue enclavée. La façade est complètement défraîchie. Quelques spectateurs sont massés devant l’entrée. La tension et l’excitation sont palpables. Une petite porte s’ouvre et nous devons nous serrer pour pouvoir pénétrer à l’intérieur de l’immense salle de l’ancien cinéma. L’atmosphère est brute, hors du temps. Les très hauts plafonds sont couverts de ballons rouges en forme de cœur que nous pouvons attraper à l’aide d’un petit ruban rouge descendant presque jusqu’au sol. Nous prenons lentement possession de l’espace à la manière d’une foule qui se presse devant la scène avant un concert. Sauf qu’ici, rien n’indique où la performance va se dérouler. Des spectateurs arpentent le lieu, d’autres plus statiques observent. Des gens se saluent, se parlent alors que des individus cagoulés font leur apparition. Des objets métalliques à la main (casseroles, poêles, vieux bidons etc.), ils circulent entre les spectateurs.
Au départ, ils ne font que marcher puis, imperceptiblement, ils se mettent à bouger de manière convulsive dans le silence. Ils se rapprochent, s’immobilisent et vous regardent avant de repartir dans une autre direction. Quelque chose de très animal se dégage d’eux. Puis, le mouvement singulier de chaque performeur devient de plus en plus frénétique. Ils circulent en courant à travers la foule, nous frôlent, nous bousculent parfois mais jamais avec agressivité. C’est la concentration intense de ces multiples oscillations intérieures qui tendront à se joindre pour se cristalliser, afin que naisse et se développe la forme. Ce n’est qu’après une longue incantation corporelle que les percussions entrent dans la danse mais de manière anarchique. Les corps se rapprochent et commencent à former une masse en fusion qui évoluera pendant près d’une heure. Ils se libèrent petit à petit de leurs vêtements qui jonchent le sol pour laisser apparaître la chair sans artifice. Les changements de rythme parfois très brutaux nous laissent sans voix, Ils offrent à voir des corps épuisés, cherchant leur souffle pour repartir dans cette parade qui semble sans limite. La nudité et la proximité des corps en mouvement offrent des tableaux vivants d’une beauté hypnotique, le tout transcendé par une création lumière très efficace.
La chair est magnifiée par le mouvement, elle est tantôt animale, fragile, belle, violente, intrigante mais jamais vulgaire. Le rythme infernal des percussions insuffle une énergie qui célèbre l’affranchissement de tous les carcans imposés par la société. Les lignes chorégraphiques du groupe cherchent en permanence les limites du lieu, créant ainsi une sensation d’exiguïté. Une liberté emprisonnée. Sans vouloir dévoiler l’image finale qui restera dans les mémoires de nombreux spectateurs tant par sa force symbolique que par sa radicalité, cette performance incantatoire est un exutoire à toutes les pulsions originelles qui soulève des questions politiques. Cette danse impétueuse transpire le désir, l’incarnation, la joie, la lumière mais aussi la peur, la férocité, la douleur et l’ombre. Pour ma part, ce spectacle fut vraiment jubilatoire, même si la position de spectateur fut parfois difficile, tiraillée entre l’envie de tout lâcher pour se mêler au groupe et cette peur sulfureuse de se libérer totalement en empruntant des chemins inconnus.