Thoda Dhyan Se , le titre original de la pièce, est le mantra répété à toutes les femmes en Inde. Mallika Taneja nous démontre en moins d’une heure l’absurdité de cette prudence recommandée aux femmes. Elle clôt, pour un instant, la controverse qui pèse sur le corps des femmes.
Mallika Taneja n’en est pas à sa première représentation. Ça se sent. Elle a traversé sa partition et repensé sa structure de nombreuses fois avant de nous livrer le témoignage de son expérience quotidienne en tant que femme. La performance de l’actrice semble réellement enrichie de ses diverses évolutions. L’état de présence, de perméabilité, dans lequel elle se trouve dès le début est tel qu’il est impossible de ne pas éprouver de l’empathie à son égard. Lorsque les projecteurs s’allument sur elle, comme sur nous, c’est un corps humain nu que nous voyions apparaître. Rien de plus. Rien de moins. À noter qu’on ne nous laisse pas prendre nos téléphones portables avec nous dans cette petite salle non loin du théâtre des Tanneurs. Dans un monde où le corps de la femme serait autant sexualisé et réifié que celui de l’homme, nous aurions sans doute pu les garder. C’est une mesure à prendre, à notre époque, lorsqu’on utilise son corps pour protester justement contre la manière dont il est perçu par la société.
Elle se tient donc debout, face à nous. Le plus impressionnant n’est pas l’acte de nudité en soi mais la manière dont elle nous regarde, en s’arrêtant sur chacun de nos visages, simplement. C’est un corps calme, neutre, innocent. Sa seule tare est d’exister. Quoi que nous projetions sur ce corps, elle ne peut en aucun cas le contrôler. Se passe alors, un long moment entre elle et nous. Jusqu’à ce que sa nudité soit devenue une réalité à accepter par tout le public. C’est là que son acte devient politique : il est illogique de me blâmer pour des pensées que toi, tu as. Il est tout aussi farfelu de m’accuser pour des actes que tu commets. Il est donc complètement aberrant de faire porter la responsabilité sur la victime en cas d’agression sexuelle ou de viol.
You should be a little careful, you know that the world is a bad place, right? When you know the world is a bad place, then just be a little careful, that’s all.
Même la phrase la plus innocente et bienveillante est teintée de ce raisonnement patriarcal qui ralentit conséquemment les avancées pour l’égalité des sexes. On décèle derrière chaque phrase la pression exercée sur chaque femme. L’impact de cette mise en garde est grand sur la manière dont les hommes mais également les femmes perçoivent leur corps et donc leur propre existence.
La pièce dure le temps que l’artiste enfile la centaine de vêtements pliés autour d’elle sur le plateau. Elle cache son corps avec soin tout en nous expliquant pourquoi elle le fait. La principale des raisons étant qu’il faut s’adapter à son environnement. Si on lui recommande la prudence, c’est qu’elle prend le risque d’être accusée si elle n’essaie pas de toutes ses forces d’en faire preuve.
Il y a un réel échange avec le public, ce qui permet au rythme de ne jamais se relâcher. Nous sommes toujours dans l’attente de voir ce qu’il va se produire. Mallika Taneja traverse toute une palette d’émotions complexes. La plus profonde, celle que l’on perçoit par touches, est l’angoisse. Celle-ci monte au fur et à mesure qu’elle enfile les couches de vêtements. Elle attend des réponses de notre part, des réactions, pour confirmer que nous approuvons sa façon de voir les choses. Ou du moins, la façon de voir les choses qu’on lui a enseignée depuis toute petite. Elle semble perdue. Pourtant, à aucun moment sa prestation ne vacille dans l’apitoiement ou l’agression. L’humour, la fraîcheur et la fantaisie dont elle fait preuve rendent sa pièce puissante et intelligente. Sa candeur résonne comme une parole de vérité.
He is my father, he is not my enemy.
Vient un moment où elle se rappelle que, quoi qu’il lui arrive, la responsabilité reposera toujours sur elle. C’est comme un fait fatal dont elle s’amuse et qu’elle essaye d’accepter. Mais nous ne sommes pas dupes, et elle non plus. La position qu’occupe le corps de la femme dans la société n’est ni juste, ni logique. Le tiraillement intérieur qu’elle vit nous le prouve bien. Lorsqu’un peu avant la fin, elle disparaît totalement sous son 38e dessus, ne trouvant pas le trou pour passer sa tête. À ce moment-là, on sent qu’elle respire. Elle s’apaise pour un instant et est, à nouveau, totalement libre. Mais elle est totalement cachée, totalement inexistante. Elle se tient là immobile comme lorsqu’elle était nue. Elle a l’air soulagée d’avoir disparu de ce monde.
Pour l’image finale, la performeuse est cachée sous son casque de moto. Son regard est dissimulé derrière des lunettes de soleil et ses mains sont emprisonnées dans des chaussettes. Elle clame, pleine d’espoir, qu’ainsi, au moins, elle pourra dire que ce n’était pas sa faute. Son monologue est rempli de situations comiques et légères. Il s’en dégage pourtant une vraie réflexion sur le propos. L’énergie qu’elle met à vouloir épouser une vision misogyne, la rend très touchante.
At the end of the day at least you could say, even if they won’t believe you, you could say: it was not my fault.
Nous savons que la condition des femmes en Inde est très difficile. Avoir une fille coûte cher. Elles sont parfois mariées de force, parfois tuées à la naissance. Parfois, elles sont simplement brûlées vive si leur famille n’a pas assez d’argent pour payer la dot. Ces conditions de vie sont déplorables. Dans les castes les plus élevées, il semblerait que les féminicides diminuent peu à peu. Mais les violences faites aux femmes restent peu prises en compte par les autorités. Ce qui est remarquable dans le travail de Mallika Taneja, est que, par ces choix de mise en scène et de dramaturgie, elle ne dénonce pas seulement la discrimination de genre ancrée en Inde depuis des siècles. Elle dénonce plutôt toute la pensée d’une société patriarcale. Elle s’adresse à nous en anglais et rend son propos universel en ne contextualisant que très peu. La manière dont elle aborde le sujet, en usant de la satire, reflète l’aliénation vécue par de nombreuses femmes. Ne rien faire pour qu’on ne puisse rien dire sur toi, afin que tu ne sois pas en danger, qu’on ne t’accuse pas, que tu ne te sentes pas coupable. Si on ne sait rien de toi, on ne peut pas te blesser. Cela fait écho avec ce que peuvent vivre les Occidentales. Mais il est certain que la situation des Indiennes est bien plus critique. La première loi votée contre la violence faite aux femmes n’a été mise en vigueur qu’en 2007.
Si on s’attache à la symbolique, Be Careful raconte l’histoire d’un corps de femme libre et nu, qui, sous la pression des injonctions sociétales, évolue vers un corps étouffé, oppressé, caché sous une couche de vêtements. On croit à sa volonté de se soumettre à ces règles insensées, à ses conseils de prudence mais l’on comprend bien que, peu importe à quel point le corps est caché, il sera toujours considéré comme coupable. On se demande alors si la seule manière de ne pas se mettre en danger est donc, peut-être, de ne tout simplement pas exister.