critique &
création culturelle

Blind

D’une profonde puissance

D.R.

Le spectacle de danse krump Blind (chorégraphié par Hendrickx Ntela, Pierre Dexter Belleka et la compagnie Konzi), présenté au Théâtre National les 21, 22 et 23 mars 2024, fera-t-il émerger les mêmes questionnements, surgir les mêmes émotions que lors de sa première représentation, en novembre 2022 ?

On dit souvent que la magie de l’art vivant réside dans son aspect éphémère : à peine a-t-on le temps de voir un spectacle, qu’il est déjà passé. Généralement, on ne pourra d’ailleurs y assister qu’une seule fois... Mais que se passe-t-il lorsque l’opportunité nous est donnée de le voir à nouveau ?

Je note quelques mots qui me rappellent le spectacle : groupe, sobriété, énergie, lumière, contraste, puissance, corps, individu. Quelles traces pourra bien laisser Blind cette fois-ci ? La lumière s’éteint, l’effervescence de la salle se calme peu à peu. Un point lumineux apparait dans l’obscurité. Il grandit. Dessous, un corps s’anime. Il est comme attiré par la lumière et tout autant repoussé par elle. Ses gestes sont saccadés, affûtés, et pourtant fluides. Bientôt, il est rejoint par trois autres corps aussi sobrement vêtus que lui.

On entend des sons, des bruits, et puis une voix. Elle parle du futur. Les corps sont à présent sortis de leur halo lumineux. Souvent, ils interagissent à quatre. Parfois, des groupes se forment au sein du groupe. Les gestes sont énergiques et violents mais semblent viser un autre ; une chose invisible, une lumière fumeuse divisant la scène en deux, un spot de couleur rouge sang. Plusieurs réflexions émergent déjà, et me rappellent ma précédente expérience : ces corps semblent résister contre un futur fait de violence, de haine, de feu, contre une société qui divise, qui marginalise. Les pulls et joggings assortis font d’ailleurs penser à des uniformes, ceux que pourraient porter les patients d’un hôpital psychiatrique ou des prisonniers.

D.R.

Une tout autre lecture s’ouvre également à moi, plus forte que la précédente, peut-être parce qu’elle ne m’était pas apparue lors de ma première vision du spectacle. Cette lumière attirante dont il faut se méfier me fait penser à une autre source d’énergie extraordinaire qui peut avoir des conséquences terribles : le nucléaire. Ce rapport ambigu avec une source d’énergie, nous la retrouvons tout au long du spectacle : la lumière est l’élément principal de la scénographie, et les quatre individus évoluent dans l’espace par rapport à elle. Tantôt ils semblent attirés, repoussés, séparés, grillés par elle, tantôt ils la provoquent violemment. Et puis, de l’eau semble s’être écoulée sur le plateau, un feu semble s’être déclaré. Les pieds tapent brutalement le sol, les bras fendent fougueusement l’espace. On peut sentir la présence de l’eau, du feu, de la terre et de l’air. On peut penser à d’autres énergies, des énergies provenant, elles, de sources naturelles.

Il y a ces réflexions sur le sens du spectacle, mais, surtout, il y a tout ce qui le dépasse. La puissance violente qui se dégage des corps, les vibrations qui rayonnent jusqu’au creux des fauteuils, le souffle des danseurs, le son de leurs pieds qui martèlent le sol, de leurs mains qui frappent leur tronc, la beauté des corps qui se synchronisent, d’un groupe qui fonctionne dans un même mouvement. Je me souviens de ces sensations. Elles sont provoquées par le krump lui-même, une danse marquée par la violence du contexte qui l’a vu émerger, à savoir les guerres de gangs et les violences policières à Los Angeles dans les années 1990. Mais il ne s’agit pas d’une danse agressive pour autant : elle est plutôt le lieu d’un exutoire des tensions et des émotions, un moment durant lequel on peut raconter son histoire, se rassembler, (re)créer une famille, une communauté.

Cette fois, je me rends compte que le spectacle apporte même sur scène une dimension qui dépasse la sensation, qui relève du mystique, du spirituel. Les mouvements et la musique sont répétitifs, entêtants, ils nous bercent, nous emmènent dans une autre atmosphère. L’obscurité est opposée à la lumière et cette dernière semble fasciner et guider les corps sur le plateau. Parfois elle leur montre une direction, parfois elle les éclaire par le dessus, les poussant à regarder vers le haut. « Krump » est d’ailleurs l’acronyme de « Kingdom Radically Uplifted Mighty Praise » que l’on peut traduire par « L’élévation radicale du royaume par le puissant éloge ». Se joue donc quelque chose de l’ordre de l’élévation, du sortir de soi. La danse va jusqu’à prendre des allures de transe et les danseurs semblent parfois évoluer dans une autre réalité, comme s’ils étaient sous l’influence de drogues.

D.R.

Finalement, revoir un spectacle, c’est un peu comme revoir quelqu’un que l’on n’a plus vu depuis très longtemps. Il y a le réconfort de ce qui est connu, les souvenirs partagés, et puis il y a le constat que l’on a changé.

Cette deuxième rencontre avec Blind m’a amené à me rendre compte qu’un spectacle pouvait évoquer en moi des choses similaires, et ce même à deux ans d’intervalle : il me questionne toujours sur le futur de la société et provoque toujours chez moi des sensations puissantes. Pourtant, d’autres éléments se sont ajoutés aux premiers : le rapport aux énergies et à la spiritualité par exemple. Sans doute est-ce lié à ma propre évolution et à celle du contexte qui m’entoure. Ne constate-t-on pas, aujourd’hui, une forme de retour à la spiritualité ? La question des énergies ne se pose-t-elle pas de plus en plus urgemment ?

De la même façon, cet article se serait davantage construit autour de l’aspect chorégraphié, scénographié, réfléchi du spectacle s’il avait été écrit en 2022. Il m’est apparu, cette fois-ci, tout aussi important de parler de ce qu’il contient de force, d’émotions, de mystique. Autrement dit, d’essayer de parler du krump de son propre point de vue. Cela découle sans doute de l’un de mes questionnements plus contemporains, à savoir comment rendre compte de façon critique d’un objet artistique ? Comment ne pas tomber dans une sur-analyse d’une pratique aussi intime, traversée par l’émotion, surtout quand il s’agit d’une danse de rue, issue d’un contexte qui m’est totalement étranger ?

J’ai lu dans un article qu’à la question de savoir si, « fort d’une légitimité nouvelle, le krump risque-t-il de perdre en authenticité ? », la krumpeuse Mamu Tshi avait répondu : « Cette question émane surtout des institutions. Si certains artistes éprouvent le besoin de traduire leur démarche sur scène, tant mieux ! Mais les premiers concernés n’ont aucune crainte : l’origine du krump reste la rue, et il n’aura jamais besoin du théâtre pour exister1. » À la lumière de cette phrase, il m’a semblé que Blind pouvait se laisser approcher comme ce qu’il est, c’est-à-dire à la fois un spectacle réfléchi, joué dans une institution telle que le théâtre National, et un spectacle de krump, une danse qui est née et qui évolue encore dans la rue. Un spectacle qui mêle la profondeur de son propos à la puissance presque indicible qu’il dégage : un spectacle d’une profonde puissance.

Blind

Chorégraphie de Hendrickx Ntela, Pierre Dexter Belleka & la Compagnie Konzi 

Avec Hendrickx Ntela, Pierre Dexter Belleka, Israël Ngashi, Arias Fernandez, Luka Austin
(en alternance avec Tony Ndumba et Pierre Anganda)

Compositeurs musique : Joshua Twambi, Jeanel Ambrosio, Thierry Massemba, Morf Musik

Production : Théâtre National Wallonie-Bruxelles 

Coproduction : Lezarts Urbains, Théâtre de Liège, Charleroi Danse

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