Bragelonne,
Bragelonne n’est pas seulement un célèbre personnage d’Alexandre Dumas, c’est aussi une maison d’édition spécialisée dans la littérature de l’imaginaire. Fantasy, science-fiction, terreur, thriller, bit-lit et fantastique coexistent au sein d’un catalogue vaste et diversifié, largement dominé par les auteurs anglo-saxons.
Sans doute avez-vous déjà eu l’œil accroché par ces couvertures colorées, parfois brillantes, où s’étalent des sorcières hyper-sexualisées, des vampires enlacés, des guerriers viriloïdes dans des décors d’apocalypse. Surtout, depuis novembre 2010, l’éditeur s’est engagé dans une ambitieuse stratégie numérique. En deux ans, l’entreprise a vendu plus de 250 000 e-books, chiffre qui la situe parmi les éditeurs les plus dynamiques dans le domaine. Mais sur quoi repose exactement ce succès ? Nous avons enquêté.
Une offre numérique étendue
N’importe quel spécialiste de l’édition vous le dira : l’un des principaux freins au développement du marché numérique aujourd’hui demeure la faiblesse de l’offre disponible. Conscient de cet enjeu, Bragelonne s’est efforcé d’élargir l’éventail d’e-books proposés. Parmi les 1 300 titres disponibles chez l’éditeur et ses différents labels (Milady et Castelmore), plus de 500 existent au format numérique. Claire Deslandes, directrice éditoriale chez Bragelonne, insiste sur ce point : Nous veillons à mettre en ligne un catalogue aux multiples facettes, afin de satisfaire le lecteur occasionnel comme le lecteur assidu. Ainsi, il est possible d’y trouver des romans au long cours comme des nouvelles incisives, des séries addictives ou des essais exigeants.
Cette diversification de l’offre numérique trouve son prolongement dans le récent lancement du label Brage, dédié aux textes courts. Partant du constat que la nouvelle est un format tristement rare en librairie , l’éditeur tente de lui donner un second souffle en version numérique. L’idée, on le comprend, est de bénéficier du développement des supports de lecture numérique (tablettes, smartphones, liseuses) et des pratiques de lecture plus fragmentées qu’ils impliquent, notamment dans les transports.
Une politique de prix attractive
Bragelonne s’appuie également sur une gamme de prix assez attractive. Claire Deslandes détaille la politique tarifaire de l’éditeur : Les livres de poche disponibles depuis plus de trois mois en papier sont vendus 4,99 € en numérique. Les sorties simultanées avec un livre de poche papier sont à 5,99 €, puis passeront à 4,99 € au bout de trois mois. Nous suivons la même logique pour le grand format, avec des paliers à 9,99 € et 12,99 €. Par rapport au papier, le format numérique est significativement moins cher.
Cette tendance à tirer les prix vers le bas se retrouve en particulier dans l’opération promotionnelle 100k, lancée par Bragelonne le 1er avril 2012. L’idée était de proposer à la vente, le temps d’une journée, 100 titres de l’éditeur à 99 centimes. Ce qui s’apparente aux ventes flash qu’on retrouve sur les principales plateformes de vente en ligne a été un grand succès : 15 000 e-books se sont vendus à cette occasion. L’opération a été renouvelée à l’automne 2012 : cette fois, 200 titres étaient proposés et 30 000 e-books ont été écoulés.
Ces initiatives de grande envergure, inédites dans le paysage numérique français, ont été longuement préparées par Bragelonne. Claire Deslandes explique que l’éditeur a travaillé en amont, avec les libraires, et notamment les plateformes indépendantes. D’ailleurs, la librairie indépendante sort grande gagnante. Elle a réalisé respectivement 53 et 56 % des ventes à ces deux occasions. Bien entendu, les réseaux socionumériques ont été largement sollicités pour relayer l’information auprès du public et préparer un accueil favorable. Après une importante campagne de teasing sur Twitter, plus de 40 000 personnes ont ainsi été mises au courant de l’opération.
Si les lecteurs et les libraires ont largement profité de l’événement, qu’en est-il des auteurs ? Là aussi, l’accueil a été plutôt positif. Ceci s’explique aisément : la plupart d’entre eux viennent de pays anglo-saxons où ce type de campagne promotionnelle est très répandu. À l’arrivée, Claire Deslandes observe que l’organisation de ventes flash a attiré le lecteur vers des auteurs ou des séries auxquels il n’avait pas prêté attention jusque-là. Nous avons constaté que les séries ainsi mises en avant bénéficiaient d’un intérêt renouvelé de la part des lecteurs, et ce à leur prix de vente initial. D’autant plus que ces opérations ont permis aux auteurs de s’octroyer de confortables places dans le classement des ventes.
Mais alors, doit-on s’inquiéter de voir des livres dont le prix de vente correspond, à une poignée de centimes près, à celui d’un ticket de métro ou d’une baguette de pain ? Certaines personnes ont pu craindre une dévaluation des œuvres littéraires, même s’il est vrai que cette pratique de prix bas, très développée dans les pays anglo-saxons, répond à une attente du lectorat. Dans une étude commandée à Opinion Way par le SNE, la Sofia et la SGDL sur les usages du livre numérique en 2012, des lecteurs ont été interrogés sur les raisons qui les poussaient à acheter la version numérique d’un livre plutôt que la version papier. Sans surprise, la réponse la plus souvent invoquée est que l’e-book est moins cher.
Piratage et watermarking
Enfin, Bragelonne présente la particularité de vendre ses livres numériques sans DRM, mais protégés par un système de watermarking (ou tatouage numérique). Moins restrictive, cette technologie n’entrave pas la lecture et autorise la copie privée. Lors de l’achat, des informations concernant l’acheteur sont inscrites à l’intérieur du fichier, si bien que lorsque celui-ci est échangé sur un site peer-to-peer, ces informations le suivent, permettant de remonter jusqu’au pirate et éventuellement de le poursuivre. Par rapport aux DRM, il s’agit donc d’une mesure dissuasive, nettement plus légère.
Malgré tout, Bragelonne est plus que jamais confronté à la question du piratage. Une étude du Motif publiée en 2011 place l’entreprise dans le top 10 des éditeurs les plus piratés. Pour Claire Deslandes, le diagnostic est clair : Les livres les plus piratés sont ceux qui ne sont, justement, pas disponibles en numérique. D’ailleurs, nous avons constaté que le piratage s’amenuise, voire disparaît, dès que l’édition numérique est mise à disposition. La seule et unique manière efficace de lutter contre le piratage est de proposer une offre légale et juste. Autrement dit, l’indisponibilité de l’offre légale constituerait, dans une certaine mesure, une forme d’incitation au piratage.
L’argument promotionnel
Offre numérique élargie, politique de prix attractive, outils promotionnels et commerciaux bien rodés, souplesse du système de protection des ouvrages : le succès de Bragelonne relève d’une stratégie numérique aboutie et d’une excellente compréhension du marché. Seule ombre au tableau : le numérique représente entre 3 et 5 % des ventes totales de l’éditeur… Si cela correspond au double de la moyenne française, il n’en demeure pas moins que le numérique reste un segment d’activité largement secondaire. Mais sans doute ne doit-on pas perdre de vue qu’il fonctionne aussi comme un produit d’appel et un argument promotionnel.
Cet article est précédemment paru dans la revue Indications n o 396.