Café et cigarettes de Ferdinand Von Schirach
L’insoutenable légèreté du présent
Gallimard a publié au début de l’été la traduction de Café et cigarettes, le dernier livre de Ferdinand Von Schirach, auteur allemand star du du récit criminel et judiciaire.
Boire une gorgée de café, puis tirer sur une cigarette, c’est un plaisir existentiel qu’on ne présente plus. Ferdinand Von Schirach fait ouvertement partie des amateur·ices les plus dévoué·es de ce petit rituel journalier. Entre ces deux va-et-vient, de la main à la bouche, on a tout le temps de s’interroger sur le sens de notre existence. Pourtant cet auteur vit probablement à 300 km à l’heure : il est aussi bien avocat pénaliste qu’écrivain à succès (on lui doit notamment Crimes et L’affaire Collini, élevés au rang de best-sellers par la presse et le public allemand). Le café excite, la cigarette détend : c’est dans cet espace intermédiaire que se sont écrits les courts récits, fragments et pensées que rassemble Café et cigarettes.
Le format est hybride : on passe sans cesse de la première à la troisième personne, des anecdotes les plus personnelles aux considérations les plus générales, des espaces confinés aux paysages les plus vastes. En une poignée de phrases courtes et précises, Von Schirach dresse un portrait, pose une question cruciale, ou s’attarde sur un souvenir de jeunesse. On pourrait s’y égarer, mais le texte se révèle d’une grande cohérence : même s’il n’y a pas un fil précis à suivre, la justesse du ton et la simplicité du style rendent la lecture fluide, et le saut d’un espace-temps à un autre se fait naturellement. D’autant plus que de nombreux motifs s’entremêlent et se répondent, au fil des chapitres. C’est peut-être comme ça que s’écrivent les mémoires au XXIe siècle : non plus des pavés compilant des décennies, mais des notes autour des quelques faits et sensations fugitives qui finissent par constituer une existence. Von Schirach a l’art de retranscrire un moment avec acuité, son métier le poussant à s’attarder sur de menus détails. « Le bonheur n’est qu’une couleur et n’est jamais qu’un moment. » Et à petits coups de pinceau, ou de plume, vient se dessiner la vie de l’auteur. Une vie marquée par l’après-guerre et l’héritage tragique du nazisme – c’est le cas pour n’importe quel·le allemand·e, mais lui fait partie de ceux et celles dont les ancêtres étaient directement impliqués :
« À l’époque, mon grand-père Baldur Von Schirach était Reichsgauleiter* de Vienne.
“Tout Juif sévissant en Europe est un danger pour la culture européenne” a-t-il déclaré dans un discours de 1942. Il a à son actif la déportation des Juifs de Vienne [...] C’est peut-être aussi la colère et la honte face à ses paroles et à ses actes qui m’ont poussé à devenir celui que je suis. »
*ndlr : Responsable nazi en charge d’une circonscription territoriale.
Est-il possible de s’affranchir d’un tel héritage ? La question se pose aussi bien individuellement que collectivement : Von Schirach appartient à ces générations qui ont grandi dans la culpabilité de crimes qu’elles n'avaient pas commis. Cette ambivalence imprègne le livre : l’auteur évoque une rencontre avec Imre Kerstész, s’interroge sur l’évolution du droit à travers les destins politiques parallèles de plusieurs confrères, et se focalise volontiers sur la question du Mal. Il explique par exemple comment sa vision manichéenne de la vie s’est nuancée au fil de sa carrière d’avocat. D’où vient la violence ? Nous la portons tous·tes en nous. L’être humain est capable du pire, comme du meilleur. Un lieu commun un peu dépassé pour notre époque – où il devient chaque jour plus clair que la violence, quand elle est systématique, est souvent l’apanage du pouvoir (blanc, patriarcal et conservateur). Mais ici cette réflexion évoque plutôt la sagesse résignée d’un avocat qui est descendu, d’affaires en affaires, de clients en clients, dans les tréfonds ordinaires de l’humanité.
Café et cigarettes évoque aussi avec nostalgie des souvenirs d’enfance, plutôt heureux, mais rarement affranchis d’une forme de pesanteur, comme s’il n’était plus possible de se retourner sur cette période en cherchant un réconfort. De là sans doute la présence planante et omniprésente de la mort, sans cesse déjouée par un élément poétique, une forme d’espoir, voire une pointe d’humour. Art de la chute en suspens : l’auteur nous laisse toujours tirer nos propres conclusions. Un chapitre en hommage au cinéaste Michael Haneke livre d’ailleurs une clé de lecture explicite de ses intentions : « Ce qui est compliqué, nous dit-on, c’est ce qui est précieux. Mais c’est absurde. En réalité, c’est le plus simple qui est le plus difficile. Les films de Haneke sont pertinents en ce qu’ils nous questionnent nous-mêmes. Ils montrent qu’il n’y a pas de réponses. C’est peut-être notre seule vérité, il m’a fallu du temps pour le comprendre. » Un chapitre est une question, jamais une réponse.
Ce n’est plus seulement un avocat qui raconte mais un homme qui se confie, de manière proustienne, sur ses doutes, ses questionnements, ou ses convictions, tout en s’assurant, en familier du crime qu’il est, de brouiller les pistes : en passant d’un lieu ou d’une époque à une autre, du « je » intime à l’impersonnel « il » ou « elle », Ferdinand Von Schirach s’assure qu’on ne puisse jamais tout à fait démêler ce qui relève de sa propre vie ou de son imagination. En cela Café et cigarettes est un exercice autobiographique exemplaire. Et il ne tient plus qu’à nous de décider, au chapitre 48, si ce vieil homme mi-sérieux mi-fantasque, qui décide à l’aube de sa retraite de faire un tour d’Europe dans sa vieille voiture, est un personnage inventé, ou la silhouette malicieuse d’un auteur dont la carrière littéraire vient de prendre un nouveau tournant.