Carré 35 d’Éric Caravaca est un film documentaire consacré à la quête initiatique du réalisateur sur les traces de sa défunte sœur, Christine, dont on lui avait caché l’existence.
Christine est un enfant du secret, décédée dans les années 1960 de la maladie bleue, une maladie cardiaque congénitale. Une seule et unique trace de son existence persiste, sa tombe quelque part dans le carré 35 du cimetière français de Casablanca : ses parents Angela et Gilberto Caravaca ont brûlé toutes les photographies, toutes les pellicules de film où elle apparaissait, avant de quitter définitivement Casablanca pour la France, loin de tout souvenir douloureux. Pourquoi effacer toute trace de l’existence de la fillette ? Les enfants souffrant de trisomie 21 présentant fréquemment la maladie bleue, aurait-on caché l’existence de Christine à cause de son handicap ?
Après le Passager (2004), où le personnage interprété et écrit par Éric Caravaca perdait son frère, le réalisateur français aborde à nouveau le thème du deuil dans Carré 35 . Il y documente sa recherche identitaire, quête d’indices et de témoins, guidé non pas par la curiosité de Pandore mais par le besoin irrépressible de retrouver le visage fantomatique de sa sœur.
Élevé dans les cultures espagnole, marocaine et française, le réalisateur et narrateur erre entre la région parisienne, Alger et Casablanca, cheminant entre l’ancienne maison familiale et les allées d’un cimetière où la nature a repris ses droits, pour reconstituer le drame qui a frappé sa famille.
Carré 35 compile des séquences familiales tournées en Super 8, des interviews des membres du clan Caravaca et des images d’archives de l’INA retraçant le Maroc et l’Algérie du XX e siècle. De jolis travellings se mêlent à des plans très photographiques et statiques des lieux-clefs, théâtres de l’investigation du réalisateur, oscillant entre l’Urbex (= urban exploration ) et la photographie d’architecture traditionnelle.
Le réalisateur est prudent, questionnant très naïvement ses parents pour ne pas les brusquer, recueillant les phrases suspendues, les questions méfiantes et les regards pudiques et fuyants d’un couple meurtri, touché en plein vol. Personne ne devrait survivre à ses enfants. Renier tout chagrin est-il le seul moyen de faire son deuil ?
La bande originale, signée par le français Florent Marchet, est une caisse de résonance des interrogations enfouies du spectateur, les notes du vide et de l’absence vibrant entre le son du muezzin, la nostalgie de la guitare classique et les cordes martiales du violoncelle : un savant mélange d’influences entre le néant spatial d’Hans Zimmer pour Interstellar et la déchirante gravité de la bande originale de Moonlight .
Le spectateur s’approprie l’histoire du narrateur, l’issue devenant un enjeu vital, nous interpellant sur la question de la maladie, du handicap, de la mort, du deuil et du tabou.
Carré 35 est une dissection du déni, un clair-obscur : les Caravaca, évacuant compulsivement tout souvenir, effacent toute preuve, rappelant la guerre d’indépendance au Maroc, que le peuple français tente d’oublier. Mais la douleur est là, ancrée comme une marque au fer rouge.
Éric Caravaca livre un film documentaire haletant, psychanalytique et intimiste au-delà des comme une plongée dans les non-dits, mensonges et secrets de famille.