Cartographie des nuages
Avec ce roman publié il y a (déjà) dix ans, David Mitchell nous offre ce qui se fait de mieux en matière de littérature contemporaine : délirante, intelligente, passionnante et foisonnante. Que du bonheur !
Cartographie des nuages est une somme, un univers en soi, qui nous plonge dans des mondes aux antipodes les uns des autres, à la rencontre de personnages hauts en couleur. De quoi donner le tournis même au lecteur le plus exigeant… en même temps que des moments de jubilation littéraire en cascade.
Tour à tour, Mitchell nous emmène à bord d’un navire faisant voile au large des côtes de la Nouvelle-Zélande au milieu du XIXe siècle , où un notaire américain du nom d’Adam Ewing s’est entiché d’un Moriori nommé Autua, un passager clandestin qu’il a sauvé in extremis du lynchage, avant de tomber gravement malade pour d’obscures raisons. Pas le temps de souffler qu’il nous transporte dans la Belgique des années 1930 , où l’on suit la correspondance de l’aspirant compositeur Robert Frobisher, qui devient le « nègre » d’un autre compositeur rendu aveugle par la syphilis. Après un nouveau bond de cinquante ans, nous voilà dans la Californie de Reagan en compagnie d’une jeune journaliste ambitieuse nommée Luisa Rey, qui travaille à faire éclater au grand jour un scandale impliquant le PDG de Seabord, multinationale tentaculaire à la tête de plusieurs centrales nucléaires sur le territoire de l’Oncle Sam, chacune dans un état à côté duquel Doel fait figure de fringant joyau technologique.
Et là, ça ne fait que commencer
À peine remis des péripéties de la reporter traquée par des tueurs à gage que l’auteur nous entraîne dans les aventures rocambolesques de Timothy Cavendish, éditeur malchanceux et so british, avant de partir pour Séoul… pardon, Nea So Copros, dans un futur dystopique, où la jeune clone Sonmi-451 est condamnée à mort pour le seul crime d’avoir réclamé un peu de dignité. Enfin, on découvre une Hawaii post-apocalyptique où deux tribus s’anéantissent dans un déluge de violence et d’horreur, sous le regard terrifié de Zachry, un indigène en quête d’une petite dose de courage dans un monde qui n’en finit pas de mourir.
Quand y en a plus,…
À l’exception de l’histoire de Zachry, véritable noyau du roman, le lecteur visite chacun de ces récits à deux reprises, les chapitres du livre étant repris dans l’ordre suivant : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 5, 4, 3, 2, 1 — les cinq premiers s’achevant sur un cliffhanger qui ne trouvera sa résolution qu’une dizaine (ou une centaine) de pages plus loin.
De plus, pour chaque nouveau récit, le virtuose Mitchell adapte son style , faisant de la lecture de chacun une expérience toujours nouvelle. Ainsi, on passe de l’échange épistolaire entre Frobisher et son amant Sixmith — dont la liaison n’est pas sans rappeler celle d’Auden et d’Isherwood — au journal de bord très dix-neuviémiste d’Adam Ewing, en passant par le compte rendu de l’interrogatoire de Sonmi-451 et le parler vernaculaire de Zachry, un tout nouveau pidgin forgé par l’auteur (et chapeau bas, très très bas, au traducteur).
… y en a encore !
En effet, chacune des histoires est « connectée » à la suivante, et ce de deux façons. Robert Frobisher découvre le journal de bord d’Adam Ewing, les lettres écrites par le jeune compositeur sont à leur tour lues par Luisa Rey, la tribu de Zachry vénère l’antique déesse Sonmi, etcetera, etcetera. En outre, chaque personnage porte une marque de naissance, la même, en forme de comète, comme si chacun n’était, au final, que la réincarnation de l’autre. Mais dans quel but ? Vous n’allez pas croire que je vais vous donner la réponse, tout de même !
Bref, Cartographie des nuages est un accomplissement de taille… dont l’ambition démesurée risque peut-être de rebuter le lecteur habitué aux récits moins « chaotiques ». Pour les plus audacieux, le jeu en vaut sans aucun doute la chandelle. Mitchell est un grand avec lequel la littérature doit désormais compter… pour son plus grand bonheur !
Post-scriptum (pour ceux qui en voudraient encore)
À noter la plutôt bien fichue adaptation cinématographique du roman, réalisée par les frères Wachowski — enfin, le frère et la sœur maintenant — et Tom Tywker , à qui l’on doit entre autres le film le Parfum , tiré du best-seller éponyme de l’écrivain allemand Patrick Süskind.
Sorti en 2012, le film suit assez fidèlement la trame du roman et se laisse regarder sans déplaisir… pendant pratiquement trois heures, tout de même ! L’impressionnant casting (jugez plutôt : Tom Hanks, Jim Broadbent, Hugo Weaving, Halle Berry et l’encore trop méconnu Ben Whishaw — le nouveau Q du dernier James Bond, pour ceux qui auraient du mal à le situer) tire assez bien son épingle du jeu et offre au spectateur un bon divertissement, au-dessus de la moyenne générale des blockbusters américains.
Mais il y manque peut-être ce soupçon de je-ne-sais-quoi simplement génial que seul Mitchell a su insuffler à son roman.