Ce que Marcel brise…
Du 9 au 20 novembre Marcel est joué au Théâtre de la Vie. Le jeudi 11 à 20h30, je me rends dans le petit théâtre de Saint-Josse-ten-Noode pour assister à ce spectacle de la compagnie Gazon-Nève qui promet l’hommage à Proust mais aussi sa chute, et celle de toutes les habitudes insidieuses de la création contemporaine.
Gravissant les marches du gradin le plus vertigineux de Bruxelles, le nom de Proust s’imprime sur mes paupières, le silence de Jessica annoncé dans le programme me décroche une moue dubitative et définitivement, une incertitude épaisse flotte autour mes propres attentes. La silhouette de Thibaut Nève se découpe à l’avant scène, je reste, je dois le reconnaitre, très concentrée sur l’impressionnant peignoir qu’il porte parce qu’avec ses épaulettes et son revers de belle taille, il interpelle. À jardin, il y a Albertine endormie sur le sofa, nuque vers le public, cheveux ondulés en cascade… L’hommage à Proust promis par le programme se met en branle devant mes yeux et mes sourcils restent bizarrement froncés. Tout est comme on l’attend (si peu) : un jeu formel, une ambiance un brin poussiéreuse, une scénographie propre avec son petit sofa, ses planches de parquet comme une île qui flotterait au centre du plateau, sa superbe « fenêtre/écran » par laquelle on devine un jardin où défilent les saisons, les jours et les nuits… La Prisonnière de Proust se révèle, elle a la saveur de la nostalgie et la fragrance du « tellement éprouvé » qu’elle me plonge dans la mélancolie. Albertine et son interlocuteur s’enlisent considérablement dans leurs échanges aussi poétiques que toxiques avec une maîtrise attendue. Le mâle désemparé cherche à resserrer son emprise sur une proie qui se débat sans jamais s’extirper, captive d’un système de demandes fabuleuses et de domination teintée de déséquilibre. Pourtant, on sent gronder sous la surface du quatrième mur un frémissement, celui du dérapage... Tout est si paisible que mon corps me démange, le calme rend mon attention fugace, en haut du gradin dangereusement pentu du Théâtre de la Vie, je trépigne à l’idée d’un cataclysme, d’une gifle à la spectatrice qui m’habite.
C’est de la main de Jessica Gazon, épuisée de jouer à contre-courant (ou à contre-valeurs) que mon horizon d'attentes devra être balayé. Une main rageuse, mais épuisée des carcans dans lesquels sont séquestrées les actrices et des fausses dénonciations par la monstration. C’est une main qui ne réclame pas mais saisit son droit au « refus de jouer » face à un Thibaut Nève désœuvré.
C’est là que tout commence, que tout fait sens. Un cri qui tire un trait sur un projet pour en développer un nouveau, un coup d’éclat qui commence par le refus de jouer et s’achève sur un plateau privé de son décor que l’actrice en colère finira par démonter et ordonner comme pour signifier que non seulement elle quitte le projet, mais que de surcroît, il n’est plus. Les fatigues et les arguments de l’une se heurtent aux réflexions de l’autre qui, tantôt creuses, tantôt délavées, mettent en lumière une hypocrisie faussement bienveillante, l’angoisse engendrée par la perte des privilèges, le manque d’empathie, l’immobilisme…
Ainsi, la machine découvre ses rouages sans forcément s’enrayer, car si sur le plateau explosent fureur, refus, incompréhension, c’est l’évidence qui éclaire cette déconstruction un brin pédagogique des mécanismes toxiques de nos sociétés et du monde théâtral.