saura qui je suis
Le nouveau film de la réalisatrice belge Sarah Moon Howe, Celui qui sait saura qui je suis , s’interroge sur la façon dont on fait un documentaire. Il célèbre aussi la force de l’imaginaire pour affronter le réel.
En mars 2012, Sarah Moon Howe se rend en Ukraine, à Kiev, pour présenter son documentaire En cas de dépressurisation (2011), consacré à son enfant épileptique. À la sortie de la représentation, un jeune homme vient à sa rencontre. Plutôt habitué à dormir dans les salles de cinéma, il lui confie ne pas avoir trouvé le sommeil devant son film. Épileptique lui-même, il est happé par le sujet. Celui qui est également militant des droits humains interpelle la réalisatrice sur les conditions d’internement en Ukraine. Sarah Moon l’écoute. Et se met à rêver. « Je m’imagine soudain journaliste d’investigation en charge d’une grande enquête. Je me réjouis de tenir un sujet qui va enfin me permettre de me détacher des films sur mes sujets personnels », explique-t-elle.
Mais la réalisatrice sera bien vite rattrapée par ce qui fait le fil rouge de tous ses films : l’humain dans ses marges, l’humain dans ses failles, l’humain tel qu’il est derrière ce qu’on dit de lui. Cette sensibilité se révèle notamment dans Ne le dis pas à ma mère sur les coulisses du strip-tease, ou encore dans le sublime Complexe du kangourou , qui fait le portrait de mères qui élèvent seules leurs enfants autistes. « Il m’a bien eu Andrii, s’amuse Sarah Mooh Howe, je croyais tenir un film choc, qui me rapporterait notoriété et argent, qui rentrerait dans les cases des programmations documentaires. Et ce gars m’a emmenée tout à fait ailleurs. »
Reconstituer le puzzle
Andrii accompagne la réalisatrice tourner en caméra cachée dans un hôpital psychiatrique pour lui montrer les conditions effroyables d’internement des patients. Ils sont repérés par la direction mais prennent la fuite. Andrii Fedosov lui raconte ensuite avoir été frappé et violé. Andrii est ensuite invité, en sa qualité de défenseur des droits humains et militant homosexuel, à témoigner au Conseil de l’Europe à Strasbourg. Il ne prendra pas son vol retour pour Kiev, devenant ainsi sans-papiers en France.
Sarah prend sa situation à bras-le-corps et l’aide à se régulariser. Au fil du temps, la réalisatrice se rend compte qu’Andrii Fedosov n’est peut-être pas celui qu’elle croit, se surprend de la flamboyance du jeune homme, constate certains éléments troublants dans ses discours. Mais elle continue de filmer. Elle suit Andrii en boîte de nuit ou lors de rendez-vous à l’Office de l’immigration. Elle capture en gros plans ses moues tantôt joyeuses tantôt boudeuses, et son regard extrêmement fier ou complètement désespéré.
Mais une dispute les sépare et signe la fin prématurée du documentaire de Sarah. Elle n’entendra plus parler de lui pendant trois ans jusqu’à un coup de fil d’Amnesty lui annonçant sa mort. L’occasion pour la réalisatrice de remonter le fil de ce personnage aussi fascinant que déroutant. Les témoignages de militants de la cause LGBT en France et en Ukraine, de son avocate, de ses voisins et même de membres de la famille d’Andrii, les investigations de Sarah Moon ou encore l’analyse de sa traductrice ukrainienne reconstituent le puzzle de cette personnalité tellement mystérieuse. Et déconstruisent au fur et à mesure les certitudes de la réalisatrice.
S’inventer « autre »
Entre enquête policière et thriller psychologique, Celui qui sait saura qui je suis est aussi – et surtout – une leçon de cinéma. « Comment sait-on si l’on est face à un incroyable personnage de documentaire ou à un héros de fiction ? Qui filme-t-on quand on filme les autres ? Nos filmés ne sont-ils pas des toiles pour projeter nos propres fantasmes ?», s’interroge la réalisatrice, qui, à mesure d’ailleurs qu’elle retrace le destin de son personnage interlope, sculpte la marionnette d’Andrii dans un atelier bruxellois. Sarah Moon livre aussi en voix off ses réflexions sur sa position de documentariste. Dans une chambre d’hôtel à Strasbourg, alors qu’elle se démène pour régulariser sa situation, elle confie : « Est-ce que j’aurais fait autant pour lui sans caméra ? » Et de se demander aussi : « L’ai-je mis en danger en voulant le filmer à tout prix ? »
Le film de Sarah Moon Howe invite à ne pas craindre la crédulité. Et à interroger le mensonge. Pourquoi ment-on ? Est-on forcément mauvais quand on ment ? Le mensonge n’est-il qu’une manière d’affronter une dure réalité ? Une façon de panser ?
« La question n’est pas de savoir s’il a menti ou non, mais plutôt quel est le terreau qui l’a poussé à mettre en scène sa vie, ce que ses mensonges révèlent comme failles qui disent plus de lui que n’importe quel discours », défend la réalisatrice, qui préfère les zones grises à la rigueur scientifique, les entre-deux-mondes à la réponse univoque du diagnostic médical. Ce film est aussi une belle leçon de vie : il faut rêver, imaginer, s’inventer autre pour affronter la réalité et tenir le coup. C’est ce que nous dit Andrii à travers la caméra de Sarah. Une philosophie que Sarah Moon Howe a faite sienne – notamment à travers le cinéma – pour affronter les tourments et tracas qui s’invitent dans son quotidien. Une raison pour laquelle nous aussi, on laisse le fantôme d’Andrii nous suivre à la sortie du cinéma.