Chapitre III
Des personnages réincarnés. De multiples corps, mais une seule âme. Et la figure du double, différentes figures d’un même personnage. Des questions éminemment cinématographiques.
Victor-Emmanuel Boinem : C’est vrai qu’on a des portraits très diffractés, des réincarnations. C’est très littéral dans un film très allégorique, Oncle Boonmee, celui qui se souvient de ses vies antérieures d’Apichatpong Weerasethakul. Palme d’or attribuée par Tim Burton.
François Gerardy : Et disons-le, une des plus belles palmes d’or des années 2010.
V-E : À mon avis, de l’histoire du festival.
F : À ce point-là, oui ?
V-E : Je pense, oui. Ce film, ainsi que Conversation Secrète de Coppola, Paris, Texas de Wenders, L’Anguille de Shöhei Imamura et Pulp Fiction de Tarantino. Je pense que ce sont à chaque fois des films qui sont assez cruciaux par rapport à leurs époques. Et dans Oncle Boonmee , la question des multiples corps et d’une même âme se pose. C’est une question géniale parce que totalement cinématographique. L’âme ne se filme pas évidemment, les corps eux se filment, et que peut-on bien filmer quand il arrive qu’une âme sorte ou entre dans un corps ? C’est le vertige qu’on ressent à la fin de Under the Skin où là il n’y a plus de corps mais une sorte d’épluchage de l’apparence physique extérieure de Scarlett Johansson jusqu’à ce que cet alien de métal très curieux, très étrange, se regarde lui-même, regarde sa propre peau. C’est une des images cruciales de la décennie.
F : Je pense aussi. J’ai revu dernièrement le film et en effet ce plan final, sidérant, m’a troublé également. C’est quelqu’un qui se regarde soi-même, et regarde à la fois un autre. Ce qui est très beau dans Oncle Boonmee , c’est que ces liens entre l’âme et les corps ne vont pas de soi : il y a à la fois un retour aux origines dans les différentes identités et corps du personnage, où il faut retourner dans un lieu, une caverne et il y a toute une dimension fantastique et onirique qui se crée, avec un rapport à l’animalité, à la nature. Par contre, si on regarde Holy Motors de Leos Carax, il se distingue bien des précédents, parce qu’ici le film est découpé en parties distinctes, où Denis Lavant incarne chaque fois un personnage différent. Cela montre bien sûr toute la variété possible des jeux d’un acteur, mais c’est intéressant de se poser la question : « Derrière ces différents jeux et personnages, quelle est la véritable intention du réalisateur ? » Il y a peut-être cette idée qu’à notre époque contemporaine, on aurait perdu comme un sens au réel, à l’émotion, à une forme d’intimité entre nous, alors il faudrait jouer des rôles, incarner des personnages dans différentes situations pour ressentir à nouveau un désir de vivre, une véritable émotion.
V-E : Il me semble que la différence essentielle entre Carax, Weerasethakul, Glazer et les autres, c’est que Carax, en cinéaste moderne et postmoderne, part du cinéma pour aller vers le monde. Donc son point de départ est vraiment que Denis Lavant est acteur, et lui cinéaste, fort de sa relation de plusieurs décennies avec Lavant, il peut lui faire jouer plein de rôles, c’est son acteur fétiche, et il a envie de montrer l’étendue de sa palette. Et à partir de cela, il va lui faire incarner, après son rôle de père de famille, une mendiante roumaine sur un pont de Paris, qui évidemment rappelle son film Les Amants du Pont-Neuf en 1991. Donc il part du cinéma, de son imaginaire de cinéaste.
F : Tout à fait, d’ailleurs le prologue est un hommage au cinéma ou du moins qui ouvre au cinéma directement. Carax ouvre une porte qui donne à une salle de cinéma. On est dès le premier plan dans l’imaginaire, dans la fiction.
V-E : Et c’est Carax lui-même d’ailleurs qui se réveille d’un rêve. Alors que Weerasethakul, et peut-être de façon plus surprenante Glazer, partent du monde ou bien des étoiles, puisque le prologue dans Under the Skin est aussi très important, avec ces espèces de sphères qui s’alignent, une sorte d’éclipse dont on ne sait pas si elle est technologique ou cosmique, mais cela reste toujours la terre ou l’espace. Ils s’expriment depuis cela. Alors c’est marrant de voir qu’à contrario de cette thématique contemporaine de la réincarnation, des multiples peaux, des multiples visages, on a une figure littéraire très ancienne, qui est la figure du double, qui se réaffirme, et qui revient de façon très marquante dans Twin Peaks saison 3 de David Lynch et P’tit Quinquin saison 2 de Bruno Dumont. Il y a ici très clairement un parallèle entre ces deux saisons, différentes figures d’un même personnage, qui est d’ailleurs enquêteur dans les deux cas : un policier et un membre du FBI.
F : Ce qui est intéressant aussi dans ces deux saisons, par rapport aux films précédents, c’est que l’on sent, aussi bien chez David Lynch que Bruno Dumont, que ces doubles sont là pour créer une forme d’étrangeté, de mystère, mais aussi un ressort de comédie, du comique. Même si, dans Twin Peaks , il y a un Dale Cooper extrêmement sombre, du côté de la méchanceté et du mal, il y a aussi Dougie Jones qui a l’air complètement ailleurs, extrêmement sympathique, drôle, du côté de la bonté. À travers ce personnage, on a donc aussi une réelle envie de burlesque.
V-E : Complètement. Et très clairement burlesque, tu as raison de le dire et d’appuyer là-dessus. Ce qui est très fort, et Dumont l’a dit, ce qui l’intéresse, c’est « la puissance de feu du comique », de retourner à des choses très primaires : des chutes, des glissements, des culbutes. Un comique de répétitions qui est vraiment ad nauseam dans la saison 2 de P’tit Quinquin : des scènes qui se mettent à patiner, à tourner en boucle. Et dans un même effort qui a beaucoup décontenancé les spectateurs de Twin Peaks saison 3 : un désir de tout ralentir, de gripper la machine de l’intérieur avec un Dougie Jones qui n’arrive pas à se déplacer, met un temps délirant pour franchir une surface de vingt mètres, mais que Lynch enregistre en plan séquence sans couper. Vraiment, une volonté d’inscrire la lenteur et la répétition comme effets comiques très anciens. On retourne à des archaïsmes quasi pré-cinématographiques, c’est extrêmement fort de voir ces deux cinéastes aller dans cette direction.