Chapitre IV
Des films aux espaces sublimés et hantés, utopiques et à ciel ouvert, ou dans lesquels on ne cesse de tourner et de revenir. Une exploration de grands espaces ou de territoires indécis, entre ville et nature, lieux de refoulement et d’abandon ou traces de l’histoire.
François Gerardy : J’ai revu récemment Hors Satan de Bruno Dumont et L’Inconnu du lac de Alain Guiraudie. Ce qui m’a fortement marqué dans L’Inconnu du lac , c’est que le cinéaste sublime le lieu qu’il filme. Toute l’intrigue, on pourrait dire policière, a lieu dans un même espace, un même territoire, et il y a une forme de sublimation de ce lieu à travers la lumière, qui se reflète dans la beauté du lac, sur ces corps nus. Il y a un rapport très poétique aux éléments.
Victor-Emmanuel Boinem : Très tellurique surtout. Le sol sur lequel on marche, discute, fait l’amour ; ce sol sur lequel le sang est versé compte beaucoup chez Guiraudie, comme chez Straub.
F : Mais ce lieu, qu’on pourrait dire paradisiaque, lumineux, est hanté par la mort. À la sublimation du lieu se lie un grand mystère, une sourde angoisse. La mort rôde dans la plus grande beauté des éléments.
V-E : Oui et il y a toujours une utopie chez Guiraudie. Utopie réglée sur un territoire, il y a toujours la croyance qu’on peut s’échapper dans une sorte d’Eden, de cavaler même quand on est un agriculteur homosexuel avec une jeune fille de 16 ans dans Le Roi de l’évasion. On part dans un récit très picaresque, comme dans son dernier film, Rester Vertical, on explore un territoire, on part très loin telle une fuite en avant, et il y a toujours quelque chose qui nous arrête, qui casse l’utopie. Et au contraire, il y a les films chez Guiraudie qui sont des circuits topographiques fermés : Du soleil pour les gueux , L’Inconnu du lac où on explore un lieu de façon circulaire et on y tourne en rond, on ne cesse d’y revenir.
F : Bruno Dumont a tourné Hors Satan dans les dunes de la Côte d’Opale, et ses personnages ne cessent d’arpenter ce même territoire, ces mêmes paysages, filmés en plan large. Et il y a ce rapport de communion sensible entre le personnage et le paysage. Il rend ainsi une certaine splendeur aux paysages, en filmant d’une façon assez picturale. Il accentue aussi le travail sur le son, on pourrait presque parler de surréalisme avec la prise de son directe, où on entend le vent, les éléments naturels.
V-E : Un hyper-réalisme en tout cas, c’est certain. Il me semble que tout de même Dumont est de moins en moins paysagiste. Il l’était très fort dans Hors Satan , il l’est déjà beaucoup moins dans Jeannette, et on va voir dans Jeanne. Il est de plus en plus proche des personnages à mesure qu’il a viré vers la comédie. Ce qu’il pousse très loin, c’est effectivement le mixage, la prise de son directe, le son mono, mais aussi l’étalonnage : il va vers des tons très froids, très bleutés, très grisés, qui ne s’inspirent plus tellement de la peinture, mais véritablement, à mon avis, de ce qui est pour lui une sensation du paysage, le fait de revenir sur les mêmes lieux. Une sensation de grande froideur qui ressort fortement dans Ma Loute et dans Jeannette.
F : Sur cette question de l’exploration d’un espace, d’un territoire, on pourrait parler aussi du film de Kelly Reichardt, Certain Women , mais aussi de ses films qui précèdent.
V-E : Kelly Reichardt continue son exploration des vastes espaces américains, qui étaient déjà présents dans Meek’s Cutoff (La Dernière Piste) . L’autre particularité, à mon avis est qu’elle est une très grande filmeuse des espaces péri-urbains américains, ces espaces qui sont à la lisière de la nature et de la ville, des petites villes. C’est très évident dans le troisième segment de son film Certain Women avec Kirsten Stewart . C’était déjà extrêmement évident dans Wendy et Lucy , qui était l’histoire d’un personnage qui évoluait dans un petit espace et cherchait son chien. On était vraiment à la lisière entre le début des bois et le début de la ville, avec un personnage qui essaye de rentrer dans la ville, une communauté d’êtres humains, et qu’on repousse en périphérie. Donc Kelly Reichardt est extrêmement précise là-dessus, sur l’inscription d’un personnage dans son territoire et sur l’incertitude des paysages américains. Déjà dans son film Old Joy , c’était un long départ vers les fins fonds d’une forêt qui rappelait d’ailleurs Apichatpong Weerasethakul pour cette idée de s’enfoncer dans quelque chose de primal. La forêt et la jungle sont toujours liées à des âges primitifs de l’homme, soit à l’enfance, soit à quelque chose de plus ancien inconsciemment. C’est un cliché, mais chez eux, cela devient autre chose qu’un cliché, ils le transcendent. Et puis pour rester quand même chez les cinéastes français, il y en a un qui est très intéressant là-dessus et qui est peut-être le plus profond sur un regard sociologique des choses, c’est Virgil Vernier. Il s’intéresse véritablement aux paysages péri-urbains, c’est très évident dans ses films Mercuriales et Sophia Antipolis qui sont des noms qui sonnent comme extrêmement technologiques, technocratiques, froids. Or Mercuriales désigne deux tours en périphérie de Paris et Sophia Antipolis est une ville à proximité de Nice.
Et Virgil Vernier est un grand cinéaste des ruines de notre civilisation et il ne le voit pas d’une façon très négative ou ballardienne. Pour lui, il y a une volonté, un besoin documentariste du cinéma, d’enregistrer les traces de ce qu’est le XXIème siècle, et c’est à construire film après film. Et comme il le dit assez bien en interview, quand il filme deux filles qui sont face à un coucher de soleil dans Mercuriales, il les filme aujourd’hui mais avec la conscience très forte que deux jeunes filles pouvaient avoir la même discussion il y a 300 ans, au Moyen-Âge ou à d’autres époques de la vie. Sur cette question du rituel, des rites d’apprentissage et de passage, le fait qu’une jeune fille est une jeune fille aujourd’hui comme d’un autre temps, cela en fait un cinéaste très intéressé par l’histoire et par la sociologie, qui me semble assez crucial aujourd’hui dans le paysage du cinéma français actuel.