Chapitre V
Des films aux images très colorées et clinquantes, sous lesquelles se déploient soit des personnages troublés, dépassés, obstinés, soit un rendu unique du temps qui magnifie les textures et les matières.
François Gerardy : On peut identifier ici différentes approches visuelles présentes dans plusieurs des meilleurs films de ces années 2010. Pour commencer, on peut parler de Laurence Anyways de Xavier Dolan, même si dans l’ensemble de ses films jusqu’à présent, on retrouve une esthétique visuelle bien à lui. Une esthétique qu’on pourrait dire pop, chatoyante, où fourmillent des couleurs vives. Dans The Neon Demon aussi, il y a une recherche visuelle propre, aussi colorée, mais plus de l’ordre de l’abstraction et de la figuration. C’est intéressant de confronter ces deux esthétiques de films des cinéastes avec le film The Assassin de Hou Hsiao-hsien dont la mise en scène s’attache davantage au rendu des matières et textures à l’image, à la présence des éléments naturels, filmés avec une lenteur contemplative.
Victor-Emmanuel Boinem : À propos de Laurence Anyways , s’il est à mon avis le plus réussi des films de Xavier Dolan, et de très loin, c’est parce que c’est le seul qui a trouvé un véritable point d’équilibre entre une volonté esthétisante, un peu « clipesque », et à contrario une véritable étude de mœurs d’un personnage regardé sur des années, profondément inspecté dans ses failles, ses errances et contradictions. C’est le Jackie Brown de Dolan. Ce qui est très patent aussi chez Nicolas Winding Refn. On ne s’attendait pas du tout à le voir faire une étude de caractère sur l’adolescence et en fait The Neon Demon est un peu cela effectivement, à travers cette recherche sur l’esthétique de la pub. Le film est très clinquant, volontairement très poudre aux yeux, et il va beaucoup plus loin avec un détour par le genre, mais pour sonder une fascination tout à fait morbide de la jeunesse d’aujourd’hui, qui a une attraction pour la mort, la vampirisation. La beauté, cela se vampirise : on peut voler la beauté de quelqu’un d’autre, on peut la lui prendre, la sucer jusqu’à la moelle. C’est quelque chose de très dur dans le film pour parler du contemporain et de le faire comme chez Dolan, avec un apparent clinquant, un éclatement des couleurs chaudes qui est vraiment un miroir aux alouettes, un trompe-l’œil.
The Assassin est un faux film-tableau. Par film-tableau, on parle de films où le cinéaste (comme chez Peter Greenaway) passe son temps à composer des cadres extrêmement soignés, travaillés, saturés de références aux grands maîtres pour tenter de s’acheter une crédibilité arty pour un film qui, au fond, n’aura plus rien de cinématographique. On croit qu’on est là-dedans chez Hou Hsiao-hsien, mais on se rappelle très vite qu’il est avant tout un immense inventeur de temps qui lui sont tout à fait propres et qu’avec son actrice Shu Qi (parce que je pense que son apport artistique est très important dans The Assassin ), on a un rendu du temps qui est absolument personnel et des textures et des matières qui déterminent beaucoup plus l’apparence et le clinquant esthétique des cadres que l’inverse.
F : Sur cette question de l’esthétique visuelle, la troisième saison de Twin Peaks , d’épisode en épisode, recèle d’idées visuelles assez incroyables et fortes où David Lynch propose une esthétique très personnelle, un art plutôt artisanal. Dans Melancholia, on l’a souligné avant , il y a aussi la recherche d’une esthétique visuelle propre, qui s’inspire à la fois de la publicité et de la picturalité. Under the Skin visuellement aussi est singulier.
V-E : Under the Skin est un film où la narration s’arrête brusquement pour une pure trouée esthétique, un pur effet de fascination quand les personnages entrent dans cette espèce de pièce-machine, sont avalés puis broyés jusque dans ce canal rouge qui serpente.N’a-t-on pas là un reliquat de toute une génération très marquée par Kubrick, et en particulier par 2001, l’odyssée de l’espace ? Cette idée de trouver des effets de sidération formelle qui interrompent le récit et dans lesquels le spectateur redevient un petit enfant qui est juste captivé par les images qui passent devant lui, et se retrouve bouche béante à regarder comme ça des choses très fortes.