critique &
création culturelle

Chapitre VII

Différentes visions de l’Amérique

Retour sur le cinéma américain des années 2010 où le fossé qui sépare les films hollywoodiens et indépendants est encore plus large, entre les remakes de films de super-héros et l’évolution toujours plus appuyée de cinéastes en dehors du système. De Los Angeles à New-York, une cartographie esthétique de l’Amérique mais aussi géographique, où les personnages peinent à trouver leur place.

Victor-Emmanuel Boinem : Si on essaye de regarder les films dans leur globalité, et pour repartir du constat par décennie, j’ai l’impression que rétrospectivement, les années 2000 sont les grandes années de la question du dispositif : l’art contemporain qui s’invite dans le cinéma, comme chez des créateurs tels que Weerasethakul ou Chantal Akerman jusque dans une œuvre de Godard comme Le Livre d’Image , à cheval entre la salle et le musée. À contrario, les années 2010 ne seraient-elles pas celles du retour du cinéma dans le cinéma, à une forme de pureté du cinéma ? On en a parlé au fil de cette discussion, on a évoqué cette fascination pour Kubrick, des choses qui sont plus liées à la matière du cinéma, que ce soit chez Hou Hsiao-hsien, ou avec l’argentique chez Philippe Garrel. Il y aurait comme un retour de flammes, moins de porosité des pratiques et de mélange des arts, mais effectuer un retour au cinéma. Et qui dit retour du cinéma, dit aussi retour de l’Amérique, et là le constat est un peu amer.

De façon très notable, le cinéma américain n’a jamais été aussi en crise qu’aujourd’hui, on le voit avec les films qui nous sont proposés sur les écrans, surtout pendant l’été, avec deux fois sur trois des remakes de remakes de films de super-héros. Il y a un désarroi hollywoodien, de ne pas trouver le système qui fonctionne, la recette qui marche, et donc de se rabattre sur des grandes traditions, l’infantilisme du spectateur comme Marvel le pratique. Et donc, de façon encore plus signifiante qu’avant, on est obligé d’aller chercher des films du côté des indépendants, plus que pendant les années 90, pour aller chercher des choses singulières chez des cinéastes. Soit ce sont des cinéastes européens qui viennent donner leur vision de l’Amérique, comme Nicolas Winding Refn et son Neon Demon ; soit des américains qui ont été des grands cinéastes du système et s’en écartent, trouvent leur petite bulle, leur petite poche de résistance et d’indépendance : évidemment Steven Spielberg avec Lincoln et The Post , mais aussi Clint Eastwood. Ou encore d’autres plus jeunes  comme Andrew Bujalski et Support the Girls et Computer Chess , deux films qui revendiquent une étiquette indépendante forte, et bien entendu Kelly Reichardt qui s’affirme de plus en plus comme chef de file de cette école indépendante.

François Gerardy : Quand on regroupe certains films américains tels que The Post de Spielberg, Certain Women de Kelly Reichardt ou The Neon Demon de Winding Refn, on a vraiment trois manières de représenter l’Amérique qui sont extrêmement différentes. Il y a une vision historique chez Spielberg avec une Amérique qui se retourne sur son passé pour mieux interroger son présent ; un cinéma très intimiste et d’exploration de territoire chez Reichardt ; et enfin un cinéma assez abstrait, très froid et sombre malgré son foisonnement de couleurs, et presque satirique sur l’Amérique, chez Winding Refn.

V-E : The Neon Demon s’empare du cliché ultime sur l’Amérique, c’est-à-dire celui du rêve américain, de grandeur, de starification, pour vraiment le concasser de bout en bout. Il y a une rage, quelque chose d’agressif contre l’Amérique, contre Los Angeles, qui me semble très brutal. Une volonté d’aller gratter derrière le rêve.

F : On peut parler aussi dans le cinéma américain de Ira Sachs, avec notamment son bouleversant Love is Strange . Dans ce film aussi, il y a une émotion présente de bout en bout, très forte. Ira Sachs est aussi une figure du cinéma indépendant new-yorkais.

V-E : Oui, d’ailleurs on peut identifier ces cinéastes par ville, d’un côté des cinéastes de la Côte Ouest, californienne, c’est quand même là que travaillent Spielberg et Eastwood. Et effectivement, à l’opposé, on a Ira Sachs et les frères Josh et Benny Safdie : tous les trois font un cinéma profondément lié à leur ville, New-York. Et entre les deux, c’est un peu le point d’interrogation, hormis Austin (Texas) qui reste une scène indépendante très active grâce à son pionnier Richard Linklater.

F : Oui. Comme on peut le voir dans Heaven knows What et plus récemment Good Time, le cinéma des frères Safdie se caractérise par une patte très originale, terre à terre, nerveuse, ancrée dans les mouvements et bruits de la ville, au plus proche de ses personnages, qui rappelle un peu le cinéma d’Abel Ferrara.

V-E : Peut-être qu’on peut leur adjoindre l’influence d’Abel Ferrara, mais en même temps un peu de L’Épouvantail de Jerry Schatzberg, notamment dans Heaven Knows What . Là où Ira Sachs me semble beaucoup plus en lien avec des cinéastes européens, comme Philippe Garrel. Il l’a prouvé cette année avec son dernier film Frankie , présenté au Festival de Cannes, qui a été tourné au Portugal. C’est encore deux visions très différentes des choses, dans l’inscription des personnages dans leur ville et dans la dureté de celle-ci. Heaven Knows What et Love is Strange sont deux films qui parlent de comment trouver sa place dans une ville comme New-York, de vivre dans des parcs et squats. Le couple du film Love is Strange est sans cesse refoulé d’espace en espace1 .

Même rédacteur·ice :