Citizen Kane
Il a été dit de cette œuvre datant de 1941 que c’était le « meilleur film de tous les temps ». Cette affirmation élogieuse de l’American Film Institute pourrait peut-être, aujourd’hui, être nuancée. Une chose reste cependant certaine : beaucoup d’encre a coulé au sujet de Citizen Kane , et ce n’est pas sans mérite.
Les journaux annoncent le décès de Charles Foster Kane, magnat de la presse américaine, milliardaire exubérant dont le départ laisse pourtant non élucidés plusieurs mystères concernant sa vie privée. Belliciste et pacifiste, fasciste et communiste, Kane était un homme total, il était tout et son contraire. Il était le paradoxe de l’homme qui se veut sauveur des démunis mais agit finalement toujours dans son propre intérêt. Thompson, un jeune journaliste ambitieux et travailleur, décide de découvrir la signification des dernières paroles de cet homme, qui se résument à un mot, un nom, « Rosebud ».
Exploitant le flash-back à l’extrême, le film se construit peu à peu au moyen de récits intercalés dans la trame de l’investigation journalistique. Celle-ci ne sert rapidement plus que de prétexte à la reconstitution de la personnalité étonnante de Charles F. Kane. Dédié corps et âme au journalisme, allant jusqu’à installer son lit dans ses bureaux de presse, cet homme était nécessairement le détenteur d’un caractère atypique et extrême. On découvre ainsi le drame d’une enfance malmenée et abrégée, tragédie que Kane semble parfois reproduire sur son propre fils. On rencontre un homme qui a revisité le concept de travail en le déguisant d’un voile de divertissement et de débauche. On discerne un amant autoritaire, qui impose sa volonté sans laisser de riposte possible. On aperçoit un entourage qui évolue dans une obligation absolue de soumission, et dans lequel s’opposer à Kane revient inévitablement à quitter son cercle intime.
Peu à peu, cet homme grandiose inspire pourtant la pitié. Celle de Thompson, le journaliste, mais aussi celle du spectateur. Citizen Kane est au cinéma ce que Gatsby le magnifique est à la littérature : la parfaite illustration du côté noir du rêve américain. Dans un milieu où tout s’achète, le prestige, le pouvoir, mais aussi les relations intimes, le bonheur devient rapidement difficile à dénicher. Dans ce fouillis de biens matériels, de sentiments frustrés, de folie et de désillusions, « Rosebud » pourrait bien être la clé du bonheur. Cela pourrait expliquer de nombreux agissements du défunt magnat. Le film se conclut pourtant en laissant le mystère intact, ou presque. Tandis que Thompson conclut avec fatalisme qu’« aucun mot ne peut expliquer la vie d’un homme », le spectateur voit apparaître à l’écran un indice qui lui laisse la liberté d’une infinité d’interprétations. Il est presque contraint, malgré lui, de reprendre le rôle du journaliste. Le plan final du film, reprise de l’image par laquelle il s’était ouvert, boucle la boucle et l’invite à revoir le chef-d’œuvre encore et toujours pour terminer cette enquête interminable.
Orson Welles aimait le théâtre. L’aspect dramatique de Citizen Kane a d’emblée laissé transparaître cette passion. Ses différentes adaptations de Shakespeare l’ont par après confirmée. Mais seul le cinéma permettait d’exploiter autant de réseaux de symboles, de mises en abyme, de jeux de correspondances et d’entremêlements culturels. Welles a donc intégré le théâtre à son cinéma. Il y a aussi introduit l’opéra, la sculpture, la peinture, et combien d’autres domaines artistiques. En réalisant son premier film à l’âge de vingt-six ans seulement, il a non seulement fait du septième art un art intégral, mais il l’a par-dessus tout fait
Il est certes difficile d’affirmer, encore aujourd’hui, que Citizen Kane reste l’œuvre la plus accomplie de plus d’un siècle de réalisations cinématographiques. Cela trahirait une déconsidération hors de propos à l’encontre des avancées techniques et narratives qu’a connues le grand écran. Mais rien ne nous empêche d’apprécier avec un sourire, en 2015, les effets spéciaux de 1941 ; ni d’admirer les fictions qui ont inspiré, de près ou de loin, les plus grands succès que nous découvrons à l’affiche aujourd’hui.