Les 6, 7 et 8 mars au 140, la compagnie de Philippe Saire proposait une double expérience spectatorielle : Cut , un spectacle de 2 fois 45 minutes a plongé ceux qui en étaient témoins dans ce que le spectacle vivant a de plus multiple et dans le fantasme qui existe derrière le rideau.
Cut c’est avant toute chose un choix : un ticket vert ou un ticket orange. Spatialement cela signifie : entrer par la porte côté cour ou côté jardin. Fidèle à moi-même, je saisis le ticket vert− j’ai toujours gagné avec le pion vert aux petits chevaux.
Ce choix déterminera notre perception tout entière du spectacle. Il semble crucial. En effet, la séparation d’un public en deux équipes se prolonge dans une salle traversée d’un rideau, qui supprime toute chance de contempler l’action dans son entièreté et qui ouvre le champ des possibles et de l’imaginaire. Choisir sa couleur c’est un peu renoncer, un pas énorme qui annule la moitié du spectacle… C’est aussi un petit zoom sur le choix cornélien qui se pose chaque soir : simplement choisir une place pas trop près ni trop loin, pas trop au centre, ou trop sur le côté.
L’avantage d’un rideau, c’est qu’il cache sans empêcher d’espionner. On peut toujours écouter, imaginer, être perplexe et fantasmer. Quand une musique retentit du côté de l’équipe orange alors que silence et obscurité restent nos seuls compagnons côté vert, l’amertume s’empare de mon palais. Je n’ai jamais perdu avec du vert, mais la seule chose qui me permet de résister à une attitude de mauvaise perdante, c’est l’idée rassurante que lorsque l’entracte prendra fin, je changerai de côté et : je verrai.
Mais l’action s’engage malgré tout. Trois hommes, un mur de cartons, une mission : le pousser au fond du plateau. Lentement, le mur s’éloigne, la lumière le frappe différemment au fil de la translation… une perception évolutive d’un même objet, qui s’écroule. Un danseur fuit l’éboulement de boîtes de déménagement pour se réfugier de l’autre côté du plateau, le côté jardin, le côté que je ne connais pas, c’est la première disparition côté vert.
Tout au long du spectacle, les disparitions, les apparitions, le rideau, les objets qui le traversent, la façon dont ils se répondent, rythment l’action, ils font l’histoire. On aime voir apparaître l’inconnu, on se lasse du silence de notre scène lorsque la musique emplit l’autre côté du plateau. On s’interroge sans perdre une miette de ce qui se passe face à nous. Même dans l’ignorance, nous détenons quelque chose que les autres n’ont pas, eux ne savent pas les boîtes, ils ne savent pas l’homme seul et nu, ils ne peuvent qu’imaginer ce qu’évoquent les cris que nous comprenons.
Au-delà du plateau, le public que nous ne sommes pas joue avec nous ; quand il rit, la sensation de frustration s’intensifie bien plus que lorsque n’importe quel danseur hurle. Ses réactions, sa tension font partie du jeu… Pire qu’une moitié de performance que nous ne verrons que plus tard, nous ne saurons jamais ni comment, ni pourquoi la tension s’est emparée d’un collectif dont nous ne faisons dès lors plus partie.
Après un entracte, passer de l’autre côté du rideau, c’est avoir la sensation d’ouvrir enfin les yeux. C’est être sûr de soi, car on sait ce qui se passe de l’autre côté. C’est aussi simplement avoir une conscience nouvelle de la temporalité : les bruits sans images deviennent des balises, la narration révèle ses secrets, la façon de percevoir l’action et le temps n’est plus la même. On ignore ce qui suivra face à nous, pourtant on sait où et surtout quand nous sommes dans la totalité de la performance grâce à ce qui nous est caché.
Pourtant, le doute finit par s’immiscer, des corps apparaissent là où autrefois ils restaient de l’autre côté du rideau, des éléments commencent à différer… Assez imperceptiblement pour créer le doute. Puis un élément surgit de notre côté du plateau, un danseur apparaît, bras le long du corps, le haut du corps rendu immobile par un ruban de scotch qui l’enserre… Pourtant, la première fois, c’était une boîte de carton que le scotch maîtrisait, le doute n’est plus permis : l’action n’est plus la même.
Alors le spectacle repasse en accéléré dans notre tête, notre zone de confort se réduit : si au final, nous étions à tout jamais prisonnier d’une seule vision du spectacle ?
En passant par l’idée d’un hors champ cinématographique, Philippe Saire interroge tout ce qu’il y a de plus vivant dans l’expérience du spectacle. Voir deux facettes d’une même histoire, c’est voir deux singularités, deux regards. Cut nous propose ce double regard sur le spectacle vivant, sur le vivant, sur sa façon de faire réagir directement celui qui regarde et sur sa façon de ne jamais proposer hermétiquement deux fois la même représentation.
Cut, c’est aussi choisir trois fois où s’asseoir, parce qu’après avoir choisi sa porte, on choisit un siège… C’est un zoom sur ce que le spectacle a de cruel et de merveilleux, sur l’éphémère de l’action sur plateau et la frustration de ne pas être ailleurs.