critique &
création culturelle
Cymbeline : William Shakespeare, Peggy Thomas
Vers une humanité plus large

Cymbeline de Shakespeare et Peggy Thomas au Théâtre des Martyrs : quand la solitude permet l’accès à une humanité plus large qui se libère des hiérarchies patriarcales.

C’est quand la trame semble la plus obscure que les fumées qui la voilent se dissipent. En attendant de jouer avec la lumière, les personnages sortent tour à tour de l’ombre… La reine dévoile ses intentions, le roi et Pisanio exposent leurs champs de bataille intérieurs, Cloten exprime ses désirs et Imogène, en refusant de n’être que la fille de son père, s’érige en flambeau et brille de mille feux.

On construit, on range, on arrange. On crée des cadres, on crée des cases, on joue avec le vide. On met de l’ordre puis on contemple l’harmonie des vanités au service de la société, ou plutôt de ceux qui détiennent le pouvoir. Pouvoir… pouvoir voir. Derrière une idylle de nature, l’herbe verte et le marbre blanc, quel regard s’étend encore ? Le roi peut-il encore voir le ciel au-dessus des plafonds du palais ?  Entend-il les vagues qui se rabattent avec fureur sur les falaises ? Et pourtant la terre tremble. Les Romains menacent d’attaquer le royaume, sa reine ne le conseille que pour servir son plan machiavélique, et il n’entend plus la justesse des paroles de sa fille qui bientôt se soustrait à ses yeux.

Les décors sont en apparence simples, mais ils se construisent par tension. En effet, dès l’ouverture de la pièce, les personnages s'empressent de mettre de côté les divers outils de bricolage et les pots de peinture qui étaient répandus sur le sol. Les seuls vestiges visibles de cette agitation initiale sont les échafaudages qui seront déplacés tout au long de la pièce et sur (ou sous) lesquels les personnages vont évoluer. Ils leur permettent tour à tour de s’élever au-dessus du vulgaire ou au contraire d’aller le rejoindre. Ces échafaudages témoignent peut-être aussi de la volonté des personnages de petit à petit quitter la position qui leur avait été attribuée pour se hisser vers un ailleurs et conquérir une position qui leur est propre. Sous l’imposante arcade d’un palais blanc, le temps semble suspendu, et la rigidité de l’arche semble encadrer la société normée qui évolue en dessous. Dans le fond, on peut apercevoir une nature sauvage et quelque peu romantique. Le sol est recouvert d’herbe fraîche. Pourtant, contrairement aux apparences, le décor ne va pas rester statique. Au cours de la pièce, l’herbe fraîche s’en ira par rouleau et cette nature si mystérieuse et mélancolique sera remplacée par une toile blanche sur laquelle les lumières vont venir se croiser et les plaintes s’échouer avec violence. Cette toile semble être l’ultime porte qui sépare les vivants du monde divin de la justice, un dernier mystère impossible à dévoiler.

Sur qui gouverne Cymbeline ? À l’ouverture, les personnages se présentent comme une communauté en entonnant un chant à l’unisson. Au fur à mesure que la pièce progresse, ils vont se rendre compte les uns après les autres qu’ils sont seuls. C’est pourtant par cette solitude qu’ils vont être réintégrés à une humanité plus large. Certains pensent échapper à la solitude par l’allégeance aux plus grands, mais leur responsabilité personnelle les rattrape et les met face à celui ou celle qu’ils désirent être. Pisanio refuse ainsi de tuer la princesse sur ordre de Posthumus :

Comment ? Que je l’assassine ? Au nom de l’affection, de la fidélité et des serments que j’ai jurés à tes ordres ? Moi, elle ? Son sang ? Si c’est là agir en serviteur loyal, que plus jamais on ne me tienne pour serviable. Ai-je l’air d’être assez inhumain pour commettre ce forfait ? (Pisanio, Acte II, scène 2)

En même temps qu’il prend ses distances par rapport à celui qu’il appelait son maître, nous pouvons observer que, ce faisant, il se réinsère dans l’humanité : « Ai-je l’air d’être assez inhumain pour commettre ce forfait ? » Bélarius est traversé par un même conflit de loyauté. Il renonce à sa vengeance et choisit d’avouer avoir volé les fils du roi au nom d’une cause qu’il estime plus grande que lui, qui le contient, et qui lui offre la possibilité d’à nouveau faire partie d’une communauté, de réintégrer l’humanité :

Comme il est difficile d’étouffer les étincelles de la Nature ! (Bélarius, Acte III, scène 3)

C’est sans nul doute le personnage d’Imogène qui est le plus représentatif de cette solitude. En effet, dans un premier temps, celui qu’elle aimait et qu’elle a épousé en secret se retrouve banni de la cour par son père, le roi, qui prétend avoir le droit de planifier et diriger son avenir à sa place. Un peu plus tard, elle se retrouve être à son insu la proie du pari des hommes, et en particulier d’Iachimo qui viole son intimité à plusieurs reprises. Ensuite, elle est poursuivie par Posthumus et Cloten qui désirent lui passer sur le corps pour venger un affront. Elle ne peut retourner à la cour sous la protection aliénante de son père et elle se voit alors dans l’obligation de prendre l’apparence d’un jeune garçon afin de passer inaperçue : « Je vois ton dessein et je suis déjà presque un homme. » (Imogène, Acte III, scène 4). Cette nouvelle position lui permet d’expérimenter un autre point de vue sur le monde et elle perçoit à son tour la possibilité d’une humanité plus large dont elle ferait partie : « Arviragus : Ne sommes-nous pas frères ? Imogène : L’homme devrait l’être de l’homme. » (Acte IV, scène 2)

Ce désir d’appartenir à une humanité plus large se marque aussi dans les costumes des différents personnages. En effet, au début de la pièce, les personnages sont vêtus d’un ensemble similaire constitué d’une chemise et d’un pantalon en jean bleu. Ensemble, ils forment une société normée qui obéit à des lois dictées par le roi. Peu à peu, les personnages vont s’individualiser en conquérant par leurs choix individuels une place qui ne leur était pas destinée. Ainsi, au début du premier acte, seul le roi est paré d’un habit qui le distingue des autres. Peu de temps après, c’est la reine qui revêt une robe digne de son rang lorsqu’on comprend que ses intentions ne sont pas des plus innocentes. Postumus obéit à l’injonction du roi qui le bannit, mais avant de partir il jure fidélité à Imogène et c’est donc après un acte de défiance de l’autorité qu’il retrouve ses habits de seigneurs une fois arrivé à Rome. Cloten, le fils de la reine, est quant à lui assez rapidement habillé en noble, mais ses vêtements changeront une seconde fois vers la fin du spectacle. D’un homme outré dans sa virilité par le dédain d’Imogène, il se féminise et prend sa revanche en fouettant à son tour. Imogène est la dernière à changer de costume. La princesse reste en effet cantonnée à son uniforme bleu jusqu’au dernier acte de la pièce où elle apparaît dans une robe d’or qui reflète le soleil et institue sa condition royale. Néanmoins, ce n’est plus elle qui est soumise à son père. En effet, tous les autres personnages, le roi y compris, s’inclinent devant elle. Il faut noter cependant que la fin de la pièce montée par Peggy Thomas diffère du texte de Shakespeare. Chez Shakespeare, le roi retrouve ses fils et héritiers du trône et la princesse est alors libre d’épouser l’homme qu’elle aime. Le mariage, qui n’est évidemment pas un symbole d’émancipation féminine, est peut-être trop difficile à concilier avec l’indépendance qu’Imogène incarne. Dans le spectacle, la princesse est couronnée en gloire par Philarmonus et la scène du mariage est passée sous silence.

Cette communauté plus profonde et plus ample ne peut être atteinte que si les personnages parviennent à s’affranchir de leur condition de départ et à poser un choix qui les rend maîtres d’eux-mêmes et responsables de leurs actes. Face à ce choix, ils sont donc seuls et c’est leurs cheminements respectifs qui les coupent du monde qui viendra rendre la trame nébuleuse. En effet, chacun avance en tenant pour vrai ce qui est faux sous prétexte qu’ils en ont la preuve sous leurs yeux. Ils refusent de faire confiance à une autre perspective que la leur et cela les empêche de voir au-delà. Jupiter finit par prendre en pitié le triste sort de Posthumus et lui promet le bonheur à lui et à la Bretagne. Peu de temps après, l’intrigue se dénoue et les vapeurs se dispersent. Tous se reconnaissent et se rassemblent autour d’Imogène. Tour à tour, ils s’inclinent devant sa lumière.

Jusqu’où peut alors conduire ce regard que partage l’humanité, quel est son pouvoir ? La clôture de la pièce nous rappelle que cette exploration de la condition humaine a bien une limite : il faut mourir.

Le spectacle était programmé pour mai 2020, mais il n’a pas pu être joué à cause de la situation sanitaire. Fort heureusement, il a été filmé et diffusé en direct le mardi 27 avril 2021! Si vous n’avez pas encore eu l’occasion de le voir, vous pouvez encore acheter votre billet jusqu’au 22 mai pour le regarder en différé. Les théâtres doivent sortir de l’ombre. Même par écran interposé, chacun a le pouvoir de les soutenir et de tenir avec eux le flambeau. Le spectacle était sublime. Vous ne serez pas déçus !

Cymbeline

de William Shakespeare

mise en scène de Peggy Thomas

Avec Quentin Chaveriat, Olivier Corcolle, Soufian El Boubsi, Simon Hommé, Aurélie Vauthrin-Ledent, Quentin Marteau, Leila Putcuyps, Philippe Rasse, Niccolò Scognamiglio