Démons me turlupinant
C’est une surprenante adaptation scénique du roman de Patrick Declerck, Démons me turlupinant , qui se joue en ce moment au Rideau de Bruxelles sous la direction d’Antoine Laubin. Une écriture autobiographique portée par deux très bons comédiens-narrateurs, Hervé Piron et Brice Mariaule.
Introspection jubilatoire
Dire les mots simplement et laisser le spectateur dessiner lui-même les contours de cette histoire. Nous sommes projetés dans un labyrinthe, passant constamment du coq à l’âne. Cependant, un fil narratif se tisse petit à petit.
Des instantanés de vie commencent à former une image plus prégnante.
L’impression de résoudre pas à pas un puzzle émotionnel à la fois drôle, amusant, émouvant et parfois inquiétant.
Enfance bruxelloise. L’école où, catatonique d’ennui, je regardais par la fenêtre la pluie tomber. Week-ends à Ostende avec l’ombre d’Ensor toute proche. Ma grand-mère était folle. Hystérique façon Charcot. Mon tonton, lui, donnait plutôt dans le légèrement psychopathique. Et mon père était prêt à partir n’importe où : Argentine, Amérique…
Pour faire apparaître ces démons d’Ensor, une galerie de portraits croqués avec humour nous est livrée avec beaucoup de pudeur. Tout au long de la représentation, les comédiens prennent la parole chacun à leur tour, laissant l’autre dans une position d’écoute propice à l’introspection.
Dispositif qui fait très clairement écho à celui de la cure analytique.
Devenir écrivain
Au fond du plateau en chantier se dresse une imposante bibliothèque vide. Des milliers de livres jonchent la scène, qui rendent malaisés les déplacements des comédiens. Pour retrouver de la mobilité — et peut-être plus de liberté —, il va falloir ouvrir les caisses, trier et ranger.
Cette montagne de livres trouvera finalement une place bien précise dans la bibliothèque, révélant ainsi son mystère.
Ranger, trier, fouiller, tout cela permet de mettre au jour de nouvelles perspectives, des symboles, des idées, démarche qui renvoie également à l’analyse.
… Notre médecin de famille était psychiatre, c’est dire… Alors moi, à force, je suis d’abord devenu névrosé, et ensuite, bien plus tard, analyste… Enfin, pour faire injure au temps qui passe, et vaincre mes obsessionnelles inhibitions, après mon analyse et grâce à elle, je me suis forcé à écrire. À écrire malgré tout. Un roman ? Un roman, oui, si l’on veut… Mais un roman dont seule la psychanalyse serait alors l’héroïne et la profonde trame.
Le rapport au père s’impose petit à petit dans les différents passages du roman de Patrick Declerck choisis par Thomas Depryck et Antoine Laubin qui en signent l’adaptation . Il faut parfois des années pour découvrir qui nous voulons être tout en nous défaisant du poids de nos parents. Patrick Declerck est anthropologue, philosophe, ethnographe, analyste et auteur. Pourtant, il a mis des années avant de pouvoir tenir son stylo en main, sans trembler ni abandonner. Le désir d’écrire était si grand qu’il en devenait paralysant. C’est cet empêchement, et son dépassement, que la pièce met en scène.
Tel un analyste dans son fauteuil, le public est libre de faire toutes les associations d’idées qu’il désire et de créer ses propres liens avec le récit . Si vous avez aimé le roman, vous apprécierez très certainement cette adaptation qui laisse beaucoup de liberté au spectateur, notamment grâce au talent des deux comédiens et à une superbe scénographie de Stéphane Arcas.
Pour ceux qui voudraient (re)découvrir le roman de Patrick Declerck, lisez l’article que lui consacrait Amélie Dewez sur Karoo .