Des pages aux projecteurs
Depuis sa naissance littéraire en 1857, la Bovary de Flaubert n’en finit pas de prendre corps. Au cinéma, au théâtre, en musique, Emma fascine, Emma s’incarne…
Sous les mains de Pygmalion divers, Emma Bovary a été la tentatrice, l’inconsciente, l’amoureuse éplorée ; pour certains, même, la Femme absolue. L’an dernier, c’est Paul Emond qui la faisait monter sur les planches, tandis que Sophie Barthes portait son histoire au grand écran. Cinéastes et metteurs en scène se l’arrachent, et c’est à qui lui donnera vie au plus près de son homologue de papier. Mais pourquoi cette volonté de ressusciter sans fin un personnage qui a tant tenu à mourir ? Pourquoi toujours adapter Emma ? Pour lui faire dire quoi ?
Emma fascine, c’est un fait. Et Flaubert a bien pu en dire ce qu’il voulait – non, elle n’était pas si belle ; oui, elle changeait d’avis comme de jupon –, le fait est qu’elle est passée dans le domaine public comme une espèce d’essence féminine incarnée : séductrice, instable, rêveuse, prompte à l’émotion, à la fois terriblement matérialiste et détachée de toutes les contingences pratiques. (Féministes de tous bords, ceci est un terrain miné.) De Flaubert qui décrit l’aliénation des femmes dans la société petite-bourgeoise du XIX e siècle, beaucoup sont passés à la description d’un certain « tempérament féminin », et ont voulu donner à Emma le visage et le corps réclamés par une société d’images.
Un visage, un corps, oui ; mais lesquels ? Le terme d’ adaptation semble – à tort – laisser entendre qu’il ne s’agirait que de produire les ajustements nécessaires aux exigences d’un support (la scène, le grand écran). En réalité, l’adaptateur, rêvant devant son livre ouvert, est forcé de se poser ces questions : qu’est-ce qu’on ampute ? Et qu’est-ce qu’on donne à voir ? La réponse, bien sûr, dépendra du contexte culturel dans lequel il s’inscrit – mais aussi de sa vision fantasmée de la petite Normande.
En ce sens, la carrière cinématographique d’Emma serait presque un cas d’école. Ses adaptateurs les plus illustres – Jean Renoir en 1933, Vincente Minnelli en 1949, Claude Chabrol en 1991 – l’ont remodelée chacun à sa manière. Renoir, lui offrant (presque) son premier rôle sur grand écran, fait avant tout une œuvre sérieuse, choisissant pour son film des acteurs de théâtre (afin, sans doute, de donner davantage de légitimité à un cinéma parlant qui en est encore à ses balbutiements). Le résultat : d’Emma, incarnée par Valentine Tessier, émanent paradoxalement maîtrise et expérience, un air raisonnable et digne qui sied peu à l’héroïne de Flaubert. C’est aussi l’Emma la moins séduisante de l’histoire du cinéma – mais, on l’a dit, Flaubert dans son roman laisse entendre que son héroïne est loin d’être une bimbo .
Minnelli, quant à lui, nous donne à voir avec Jennifer Jones une Emma Bovary romantique et exaltée, au regard mutin – une Emma jolie comme un cœur et passée à la moulinette hollywoodienne. Le côté légèrement grotesque du personnage flaubertien disparaît totalement, au profit d’un cinéma lisse, qui tolère bien mal le second degré. Quarante ans plus tard, Chabrol signe l’adaptation considérée comme la plus fidèle au roman de Flaubert ; pourtant, Emma, incarnée par Isabelle Huppert, y apparaît diaphane, éthérée et gracieuse, et c’est ici sa vulgarité qui a été mise en sourdine.
L’an dernier, le film de Sophie Barthes est venu allonger la liste des adaptations cinématographiques de Madame Bovary (liste qui s’enrichit encore considérablement si l’on y ajoute des œuvres de moindre envergure). Interprétée par Mia Wasikowska, Emma semble acquérir un caractère plus complexe et nuancé – hasard ou non, c’est aussi la première adaptation réalisée par une femme ; et il est dommage que ce déploiement du personnage ait lieu dans le cadre d’un film qui dénature tant l’œuvre originale.
Le cinéma a-t-il finalement dit d’Emma tout ce qu’il avait à en dire ? Difficile d’en juger ; mais, une fois ces quatre films visionnés, on est en droit de se demander comment adapter encore différemment le roman de Flaubert, tout en respectant l’exigence de fidélité à l’œuvre originale imposée par ce type de productions. Le théâtre, par contre, moins contraint à la vraisemblance (et souffrant moins de la comparaison avec les productions précédentes), continue à s’emparer régulièrement du texte et à le réveiller par toutes sortes d’artifices. Ainsi, en 2001, dans Monsieur Bovary ou Mourir au théâtre , pièce rocambolesque qui confronte Flaubert avec ses propres personnages, Robert Lalonde fait d’Emma à la fois la confidente, la muse, l’amoureuse et le double de l’auteur, poussant à bout le célèbre « Madame Bovary, c’est moi » dans une gigantesque hallucination.
Plus récemment, en 2011, Emma brûle les planches à Berlin, dans une mise en scène féministe de Tine Rahel Völcker et Nora Schlocker. En 2015, c’est Paul Emond qui remet le couvert. Il propose alors une adaptation à quatre acteurs, qui sera mise en scène de manière minimaliste par Sandrine Molaro et Gilles-Vincent Kapps. Mise en scène, mais aussi et surtout mise en musique, en conte et en chansons, afin d’insuffler à l’œuvre une vie nouvelle et d’offrir un point de vue différent sur Emma : celle-ci manifeste à présent un dynamisme et une gouaille qu’on ne lui connaissait pas. La liste serait longue, mais une chose est sûre : Emma continue d’enflammer l’imagination des gens de théâtre, qui lui donnent, année après année, une vie loin des sentiers battus du cinéma académique.
Le cinéma, le théâtre… et les autres ? Mise dix fois en musique, ressuscitée dans des ballets comme dans des œuvres plastiques, Emma, à l’image de ses congénères Hamlet ou Don Quichotte, semble susciter l’art sans fin. La question du pourquoi est loin d’être résolue : elle est la Femme, oui, mais laquelle ? La femme honnête, mais incomprise et désabusée, qui noie son malheur dans l’excès ? La femme frivole et volage qui tombe comme par mégarde ? La femme mystique et triste qui voit le corps comme sa seule planche de salut ?
Madame Bovary : chacun a la sienne, mais laquelle est la bonne ? Ses adaptateurs n’ont pas fini de poser la question.