David Geselson met en scène et joue, avec Laure Mathis, une adaptation de Lettres à D ., longue lettre qu’André Gorz – philosophe, journaliste et écrivain français des années septante – écrivit à sa femme et publia quelques mois avant leur suicide.
On arrive dans l’espace théâtral comme des invités, accueillis par ce couple charmant, André et Doreen, qui nous ouvrent les portes de leur maison. Le plateau, un salon très seventies , est recouvert d’une moquette claire et éclairé par plusieurs lampes – toutes différentes. Sur une table, qui occupe presque un quart de la scène, sont déposées quelques bouteilles de vin, de l’eau, ainsi que des verres et quelques mets à grignoter. Des chaises et des livres parsèment le plateau, et entourent cette pièce, à l’exception du fond de scène, occupé par un grand séjour d’un bois foncé, composé de deux pièces et abritant deux petits bureaux. Un plafond, duquel émane aussi de la lumière, recouvre et referme l’espace, en dessinant les limites.
Nous, les spectateurs/invités, nous arrivons dans cette pièce, dotée donc d’une atmosphère très réaliste, et, enjoints par les hôtes, nous nous servons un verre, prenons un amuse-bouche, et nous installons confortablement autour de la scène.
Nous sommes pris au dépourvu, baissons la garde ! La transition entre « non-spectateur » et « spectateur » s’opère ici d’une façon lente et douce, entre gorgées de vin et discussions presque privées avec les personnages. Il n’est d’ailleurs pas surprenant que certains de ces invités se permettent de s’adresser aux comédiens directement, et d’en arriver même à leur couper la parole, tellement la membrane entre le public et les artistes est poreuse, tellement le spectacle commence de façon progressive.
Mais les lumières s’atténuent, un vinyle est lancé, Doreen et André nous emmènent dans un voyage au centre de leur vie, un parcours découpé, morcelé. Ainsi, sans logique narrative apparente, ces personnages vont vivre sous nos yeux des scènes – clés ou anodines – de leur couple, nous rendant ainsi spectateurs de l’intime, témoins privilégiés.
Tout comme la scène est parsemée de livres, leur histoire est remplie de réflexions, sur l’amour, la littérature, le progrès, le travail, la machine, le capitalisme, la condition humaine, la vie, la mort. Des sujets qui posent question et qui n’ont pas de réponse, si ce n’est que de comprendre le profil intellectuel de ces deux personnages, souvent en désaccord, ainsi que de les placer dans une période déterminée. En effet, tout comme la scénographie peut paraître vintage, leurs questionnements le sont aussi. Il semblerait qu’ils osent s’interroger sur ce qui aujourd’hui est devenu tabou ou simplement accepté par la société.
Les moins sentimentaux ne l’aimeront peut-être pas, mais Doreen est aussi et surtout une ode au couple, à l’amour véritable et profond que deux personnes peuvent se porter et aux conditions que cet amour leur impose. À la façon d’une tragédie de Shakespeare – auteur cité à plusieurs occasions d’ailleurs –, ces personnages entendent l’amour comme une source de sacrifices qui valent la peine d’être soufferts pour garder l’autre à ses côtés. L’être aimé devient sacré, condition impérative pour que la vie ait un sens.
Curieux comportement pour des intellectuels athés, pessimistes, cyniques… le rationnel éclate face à cette adoration divine. On se demande si finalement l’être humain n’aurait pas besoin de dévotion religieuse dans sa vie, que ce soit à l’église ou à la maison.
Le contenu est certainement un peu larmoyant : on le sait bien, aucune tragédie shakespearienne qui se respecte ne refuse un suicide amoureux. Mais Doreen est avant tout une pièce jolie et poétique, défendue magistralement par Laure Mathis et David Geselson : un voyage dans l’intimité, une guerre contre la mort.