Entretien avec
La Compagnia Atipica Randagia présentait son deuxième spectacle, Keep right , le 15 juin dernier à la Cellule 133a, représentation qui a remporté son petit succès. Elisa De Angelis et Lucia Lerendegui, les deux fondatrices de la compagnie, m’ont accueilli pendant une heure chez elles, à Bruxelles, pour discuter de leurs projets.
Vous vous définissez comme une troupe internationale, pourquoi en réalité ?
Lucia Lerendegui : Je suis argentine, originaire de Buenos Aires. Mais quand on a fondé la compagnie, à ce moment-là j’habitais à Paris, et en ce moment à Barcelone. On s’est connu dans le cadre d’un autre projet, et on avait tellement partagé cette vision artistique et cette vision du monde qu’on s’est dit qu’il fallait qu’on continue à faire des choses ensemble.
Et où vous êtes-vous rencontrées ?
Elisa De Angelis : Ici à Bruxelles. J’étais étudiante en Arts du spectacle à l’ULB et j’ai voulu participer à un festival de théâtre en France. J’ai cherché des comédiens pour travailler sur mon projet, et j’ai passé une annonce. Plein de gens ont répondu, dont Lucia. Le sujet l’a touché énormément, ça parlait des préjugés liés aux origines, des migrations, de se mettre en relation avec d’autres cultures et d’autres attentes. Ce projet était nul… mais symbolique pour nous. Les éléments qui sont restés de ce projet en ont créé un autre, Orage en La mineur , le premier spectacle de notre compagnie créé en été 2017 qui a déjà tourné beaucoup.
Qu’entendez-vous par « tourné beaucoup » ?
Lucia : On a fait plusieurs dates, les premières se sont jouées à la Maison de l’Amérique Latine lors d’un week-end un peu spécial, et puis à la Cellule 133a dans le cadre du Try’Art et une fois au collectif auQuai . On a eu l’occasion ensuite de traduire la pièce en espagnol, et on a été sélectionné pour le jouer à Séville, au Cicus , dans un cycle de spectacles vivants contemporains. Et il n’y a pas longtemps, on l’a joué à la vieille Chéchette , un café coopératif.
Elisa : En fait, quand on dit « tourner » ce n’est pas dans le sens des troupes classiques, on est une compagnie « randagia », c’est-à-dire errante, un peu en galère, mais tellement libre. On est très indépendant dans les sujets et dans la démarche artistique. On vise à construire un avenir à la compagnie, mais pour le moment on le vit de manière « randagio ».
Dans ce café Chéchette, on a réadapté la mise en espace, puisqu’il est plus petit que mon salon… C’est devenu une sorte de performance avec une vingtaine de personnes debout, le public ne sait même pas qui est le performeur. Et ça nous plaît de nous mettre des défis, de rendre l’espace théâtral. Je pense d’ailleurs qu’un espace n’est pas théâtral par définition. Tout espace peut être théâtral, je préfère trouver la théâtralité dans un espace que je vois. On aime le manque de frontières.
Lucia : C’est le fait d’habiter l’espace qui est le plus intéressant.
Existe-t-il un potentiel théâtral dans tout espace, sans exception ? Ne faut-il pas une sensibilité particulière pour sentir un lieu et sa théâtralité ?
Elisa : Je pense qu’on peut jouer partout. Dans Keep right , il n’y a pas de scénographie par exemple. C’est sûr qu’il y a des lieux qui s’adaptent aux sujets. Cet été on va jouer Keep right à l’uZinne, un espace culturel éphémère qui est un bâtiment abandonné. Étant donné que notre spectacle parle de la ville, de l’urbain, de l’algorithme de la vie… quand on a vu ce lieu, on s’est dit que ça collerait instantanément.
Keep right pourrait-il devenir un spectacle de rue ?
Elisa : On y a pensé. Avant le spectacle, il n’y a rien qui existe : le processus de création est singulier. On ne met jamais de limite dans notre processus, c’est pour ça qu’il n’y a jamais de scénographie. Donc jouer une pièce qui parle d’espaces urbains dans la ville même, ça pourrait être vraiment pertinent. Et puis quelque part ça attirerait l’attention des gens sur une question très culturelle.
Vos spectacles reposent-ils sur les mêmes ressorts théâtraux ? Ou chaque spectacle possède ses spécificités ?
Lucia : Le sujet change, parce que ça nous intéresse de creuser plusieurs thèmes d’actualité mais assez universels. On passe par énormément d’étapes avant le résultat final. Mais la démarche continue d’être la même. J’aime bien ce qu’a dit Elisa sur le fait qu’on ne veut pas se mettre de limites. Dans Keep right , on parle de la ville, mais on n’a aucune scénographie qui représente la ville. À travers les images, les textes, le jeu des comédiens et la musique, on arrive à exprimer toute cette ville qui n’est pas sur le plateau. C’est super intéressant à travailler : comment écrire et composer cette ville autrement que par l’évidence. Elle devient peut-être même plus réelle, grâce aux différents aspects artistiques qu’on utilise, que si on avait essayé de la montrer directement.
Comment se passent vos créations ? Vous vous réunissez, vous discutez… et puis concrètement ?
Elisa : Il y a toujours une étincelle qui vient d’un vécu. Les thématiques sont toujours d’actualité mais sont développées de manière très subjective. La compagnie change aussi, à chaque spectacle. Nous sommes en fait deux, Lucia et moi, et à chaque fois le reste de l’équipe change.
Concrètement, pour Keep right , j’invente un dispositif. Ça m’amuse de créer des règles de jeu. Par exemple, pour notre première résidence à la Roseraie tous ensemble, j’ai attendu les comédiens à qui j’avais envoyé un parcours à suivre pour arriver à la Roseraie. Et pendant ce parcours, ils avaient des missions à accomplir. Au moment où ils arrivaient à la résidence, le premier exercice n’était pas de se présenter, mais de partager leurs expériences vécues dans la ville. Donc on se rencontrait à travers une performance réalisée dans la ville, et le musicien improvisait déjà sur les histoires racontées pendant cette rencontre. Le but était de se rendre compte des réactions de la ville par rapport à nos propres actions.
On ne parle pas de ce qu’on ne connait pas, c’est le cœur de notre démarche artistique. On a testé la ville avant d’en parler, on l’a observée, et on assume notre point de vue sur la ville. Il n’est pas question de jugement de valeur, mais plutôt d’un ensemble d’observations.
On commence donc par une écriture de plateau, ensuite je cale des textes que j’ai écrit pendant six mois avant la première résidence qui fonctionnent avec des personnages et la personne qui l’incarne, et puis on fige le texte, après qu’il ait évolué au cours du parcours qu’on a réalisé ensemble. Le travail est un va-et-vient entre chacun d’entre nous.
Vous créez ainsi un esprit collectif…
Elisa : Nous ne sommes pas un collectif, nous n’essayons pas d’en former un. Dans un collectif, tout le monde a le même rôle, il n’y a pas de hiérarchie. Le chef est le collectif. Chez nous, il n’y a pas non plus de chef, mais chacun a quand même sa tâche et sa compétence. Chacun s’exprime au mieux, avec ce qu’il sait faire. Nous sommes plutôt une équipe qu’un collectif.
Comment démarrer une collaboration avec des inconnus ?
Elisa : On les a rencontrés dans un bar, parce qu’il est important pour nous de sentir un feeling avec les personnes qui répondent à l’annonce.
Vous ne pourriez pas travailler avec n’importe qui ?
Elisa : On ne pourrait pas travailler avec des personnes qui ne s’intéressent pas au sujet qu’on souhaite travailler. Quelqu’un doit venir avec son vécu, et si tu n’as rien à dire ou que ce que tu amènes n’est pas intéressant selon nous, on ne voit pas comment on pourrait travailler avec lui. Et puis le feeling est important parce qu’on travaille beaucoup le corporel et le rythme est assez soutenu, donc il faut qu’on s’entende bien. Il y a quelque chose de courageux à assumer les postures qu’on met en scène, et le personnage que l’on crée.
Dans la compagnie, chacun développe son propre personnage, à partir de quelque chose que je suggère et qui naît du feeling ; il le développe ensuite avec son propre vécu. Et en fonction de ça, j’écris un texte qui semble leur correspondre.
Mais est-ce que ça vous semble possible de rendre curieux quelqu’un qui a priori ne se pose pas de questions sur la ville ? De sensibiliser des personnes qui n’ont aucun avis là-dessus et de travailler ensuite avec eux ?
Lucia : Ce serait une autre démarche artistique et un autre projet, mais on pourrait le faire, volontiers !
Elisa : On a déjà fait des ateliers avec des enfants, sur des thématiques qu’ils ne maîtrisaient pas. Le fait de ne pas avoir d’opinions préétablies n’empêchent pas d’en avoir quand on est face au sujet. Mais dans notre manière de travailler au sein de la compagnie, il est nécessaire et important de trouver quelque chose qui lie les comédiens entre eux.
Comment vivez-vous votre art ? Ne faites-vous que ça ?
Lucia : Je suis danseuse de tango, et avec la compagnie j’ai ce qu’il faut pour me sentir bien. La Compagnia Atipica Randagia m’apporte un épanouissement et répond à mes besoins artistiques, ce qui est une manière parfaite de se sentir « réalisée ».
Elisa : Je fais des spectacles avec des enfants, donc en quelque sorte je ne fais que ça oui ! Notre but est évidemment de mettre cette compagnie en avant le plus possible, et de pouvoir développer l’aspect économique. Mais ce qui nous intéresse, c’est aussi l’urgence de passer notre message, on aimerait que ça devienne notre travail, mais nous préférons l’idée de faire passer ce message que d’en gagner notre vie.
Lucia : On ne travaille pas pour vendre nos spectacles, on le fait par démarche artistique. Mais tant mieux si on peut en vivre un jour.
Elisa : L’aspect économique ne doit jamais interférer dans la démarche artistique, ça c’est quelque chose que je n’accepterai jamais. Quand tu peux choisir la manière de dire quelque chose, sans censure et sans contrainte, il se passe un truc. L’authenticité dans notre démarche nous permet de nous sentir bien et réalisées.
J’utilise toujours une phrase très personnelle pour expliquer ma situation de vie : « On hésite toujours entre le talc et la bohème. » Le talc, c’est l’odeur de l’enfance, de quelque chose de stable qui te chérit. Les gens du milieu que je rencontre sont souvent dans cette situation d’entre-deux, entre l’aisance et la vie de bohème.
Ce dilemme, en en parlant, je me rends compte qu’il se retrouve dans Keep right . Il y a cet univers urbain que l’on critique, parce que ça nous dépasse alors qu’on l’a construit nous-même. Mais la ville tient de ces deux tendances, le talc, c’est le métro, la facilité du transport, la régularité et les indications strictes nécessaires à son fonctionnement ; la bohème, c’est ce besoin de changer nos habitudes de temps en temps, elle s’incruste dans le système de la ville. Par exemple, la journée sans voiture, c’est comme une nuance dans le rythme de la ville.
Quelles sont vos sources d’inspiration ?
Lucia : J’aime beaucoup Peter Brook, Yoshi Oïda, Harold Pinter… Surtout parce qu’ils parlent beaucoup de la liberté, notamment dans le jeu d’acteur, et ils voient la création comme un tout. Ils recherchent en permanence et sans limite. On les retrouve beaucoup dans notre esprit de travail. Sinon mon professeur Guillermo Cacace et Maria Figueras, ils m’ont donné ce goût de la recherche et de la liberté à l’âge de 18 ans.
Elisa : Pour moi c’est Lucia (rires) ! Sans doute Emma Dante, une metteuse en scène sicilienne qui fait un théâtre en palermitain et qui théâtralise de manière très spécifique, avec des codes typiques de la scène de Palerme qu’elle déforme et réutilise. Elle fait un travail très authentique, elle donne une voix à une réalité très méconnue, sur laquelle on a beaucoup de préjugés. J’ai écrit un mémoire sur elle d’ailleurs, je peux en parler longtemps !
Ça t’arrive de la relire ? Les artistes que vous citez passent-ils en Belgique ?
Elisa : Emma Dante oui, elle passe souvent par ici et à Paris. Elle ne publie rien donc je ne la lis pas… Mais j’ai eu la chance d’échanger avec elle par mail et elle m’a passé un texte de manière inédite…
Lucia : Les Argentins passent aussi beaucoup par ici, mon ancien professeur vient justement donner un stage à Madrid bientôt !
TOUT AUTRE CHOSE
Avez-vous un livre de chevet ?
Lucia : Pour rester dans le champ du théâtre, les pièces d’Harold Pinter : je pourrais les relire sans arrêt. Ses pièces pourraient être mises en scène partout, même dans les toilettes… et ça j’aime bien !
Elisa : Je l’ai lu 1500 fois et je le relis dès que je peux… C’est Novencento d’Alessandro Barrico. C’est un monologue théâtral mais ça marche aussi comme un roman. Ça parle du choix, des possibilités infinies du monde, de la magie dans les choses.
Un film préféré ?
Elisa : J’ai du mal avec le cinéma… Mais bon, mon préféré c’est sans doute Big Fish de Tim Burton. Ce mélange de réel et de magie… J’aime bien la magie !
Le montage dans un film est une espèce d’énorme manipulation de la réalité, et ça m’effraie… C’est sans doute très romantique ce que je dis, mais bon…
Lucia : Stalker de Tarkovski, même si j’aime tous ses films. La réalisation est incroyable, les auteurs sont incroyables, le scénario aussi… et ça parle de philosophie, d’art, de religion, de sentiments humains, de science, de science-fiction… C’est d’une richesse et d’une complexité !