Entretien fleuve avec Veronika Mabardi (II)
Au gré des sillons creusés par Les Cerfs (2014), Peau de louve (2019) et Sauvage est celui qui se sauve (2022), ce deuxième pan d’entretien se diffracte en divers faisceaux : l’identité multiple, les fonctions de l’art, la légitimité et l’universalité des émotions, l’écriture de la perte et de l’adoption, la mémoire matérielle, les prises de paroles révoltées et construites ensemble.
Outre le détricotage du langage, la question de l’identité multiple traverse Les Cerfs, Peau de louve et Sauvage de long en large. J’ai adoré l’image du « visage-palimpseste » dans Sauvage , et aussi le fait que Blanche ( Les Cerfs ) est consciente qu’un personnage peut être triple, en l’occurrence, Ian, l’adulte avec lequel elle joue et s’aventure en forêt. Il y a le Ian qui va revenir, le Ian qui ne revient pas et le Ian guerrier qui veut gagner le jeu de dames.
Il y en a plein, oui.
Et ça c’est aussi quelque chose qu’on perd peut-être en voulant nommer les choses. Puis, Blanche qui plie son nom avant d’arriver en forêt. Il y avait un travail de déchargement des étiquettes. Je me demande si, en écrivant, tu le fais aussi pour toi, tu te rends compte des étiquettes qu’on fait porter sur toi ?
Oui, j’ai aussi une pratique de psychanalyse. C’est très séparé en fait. D’un côté, je travaille tout ce que je pourrais dire à ma famille ou aux gens avec qui je suis en conflit ou à moi-même et de l’autre côté, quand je commence à écrire, je retrouve vraiment cet état d’enfance, de dire « aujourd’hui, on voyage là et là ». Après, je me retrouve généralement avec un grand chaos de petits bouts de « on voyage là, on voyage là » et le travail commence. Ça devient très pénible de mettre ça sur une ligne, c’est un apprentissage. Mon éditrice1 est importante dans le processus, c’est une vraie rencontre. Le premier texte que je lui ai proposé était un texte en forme de plan : il y avait un plan de ville, toutes les rues étaient nommées et à chaque rue correspondait un texte. C’était comme un plan de Bruxelles, les rues communiquaient les unes avec les autres. Je m’étais beaucoup amusée et ça me permettait de rester dans l’étendue. Et puis Anne m’a dit : « C’est une belle idée mais c’est une installation donc soit tu fais une installation, soit, si tu veux faire un livre, tu conduis le lecteur d'un début à une fin. Certains lecteurs vont commencer par le début et d’autres vont commencer par le milieu, mais toi, à un moment, tu dois organiser le trajet et savoir ce que tu racontes. Ça ne veut pas dire développer une thèse, mais juste quel est le trajet que toi tu fais dans ton plan ». J’ai dit : « Il y en a mille ». Et elle a répondu : « Choisis-en un, fais un livre, et on en fera un deuxième après ». Elle m’a libérée de l'inquiétude de figer le chemin et j’ai pu commencer à jouer, à mettre une chose à côté d'une autre, à agencer. Ça a mis deux ans.
C’est ça, se faufiler dans ce plan.
Oui, elle m’a aidée à accepter de me mettre sur une ligne et de lutter avec la ligne plutôt que de la refuser.
Surtout que vu que tu es comédienne, tu côtoies la multiplicité. Tu dis souvent dans les interviews que tu aimes bien changer d’identité. Pour créer un livre, ça doit être difficile de choisir une ligne.
En fait, il n’y en a jamais, sauf dans Peau de louve où, clairement, il y a la conteuse. Dans les autres, le point de vue change tout le temps, ce qu’on m’a reproché. On m’a beaucoup dit « Parle normalement, exprime-toi clairement, une chose après l'autre, ne te lance pas avant d’avoir réfléchi, adopte un point de vue et tiens-toi à celui-ci ». Cela ne marche pas : j’ai décidé de ne pas parler normalement, de laisser parler puis de réfléchir dans le retravail et d’accepter de glisser d'un point de vue à l'autre. En faisant comme ça, je trouve ma place d’écriture. Toutes les choses qu’on m’a dites de ne pas faire, c’est précisément celles qu’il faut que je fasse le plus.
Pour aborder un autre aspect de la question de l’identité, dans Les Cerfs et Sauvage , il y a cette absence de miroir, d’images. Pour Blanche, les miroirs sont trop hauts, c’est comme si elle n’existait pas. Pour ton frère ( Sauvage ) aussi et, alors il oublie son visage. Tu parles du fait qu’il y a peu de représentations des personnes asiatiques à la télévision en Belgique à cette époque-là, alors que lui est né en Corée. Je trouvais ça intéressant car on a besoin de ces espèces de béquilles pour se définir. L’art permet de le faire aussi.
C’est intéressant ce rapport à l’art parce que je trouve qu’il y a quelque chose de dangereux. En réfléchissant à l’histoire de mon frère, je tombe sur cette chose qu'on entend souvent : « Si tu es tourmenté, exprime-toi dans l’art » mais, en fait, ça n’empêche pas d’être tourmenté et l’art est le seul bénéficiaire de cela. Cependant, la personne continue à souffrir. En écrivant ce livre, je me suis dit : « Bon, mettons qu’on puisse guérir les traumas, ne pas les nier et les soigner, quel type d’art on produirait ? » J’ai entendu une émission passionnante où l’on parlait de l’injonction à être créateur quand on était en souffrance. Ça me parle. Si l’art sert à s’exprimer, si les chants désespérés sont les chants les plus beaux, alors, soyons désespérés pour produire de beaux chants... Par contre, si on dit que les chants joyeux sont les chants les plus beaux, est-ce qu’on n’arriverait pas à un autre monde, avec d’autres artistes, d’autres révolutionnaires aussi ? Si on disait « La valeur, c’est la joie » et pas « La valeur, c’est la souffrance ».
Tu parviens tout de même à dépasser cet art-réceptacle de la souffrance mais qui ne permet pas de s’en défaire. Dans Peau de louve, il y a en effet ce langage qu’on lave de tout ce qui a été dit avant. Ce travail-là mène tout de même à la guérison d’une certaine manière.
Oui, mais surtout, on guérit par l’autre. Je relie encore ça au patriarcat. Si l'art est un idéal qui vaut la peine qu’on en crève, on est dans un rapport vertical, on remplace finalement dieu par l’art et dieu n’est pas mort. Mais que se passe-t-il si on se dit que l’art est au service des êtres humains ? L’art est quelque chose que l’on partage, qui appartient à tout le monde, qui évolue et qui se transforme. Ce n’est pas la sacro-sainte trace idéale pour les siècles des siècles. C’est ici, maintenant. Je dis ça mais je ne le vis pas encore physiquement. J’ai fait beaucoup de danse classique, c’est sur une pointe d'orteil vers le haut et pas un gramme de chair en trop. Je me dis : « Peut-on revenir ici maintenant, en horizontalité, avec les gens ? » mais, en même temps, je signe toujours mes textes et j’accepte toujours d’être dans des listes de prix avec des premiers et des derniers.
Ça fait partie du jeu, de la mise en scène. Par rapport au patriarcat, cela me fait songer à tous ces regards qu’on vient placer sur le corps. Muriel ( Peau de louve ) se rend compte qu’elle va devoir cacher son corps car il est lacéré de regards qui pensent des choses sur elle, de regards qui vont la définir, tout comme il n’y pas vraiment de moment pour s’arrêter lorsque des adultes vont chuchoter et qualifier ton frère et ta sœur (d’origine coréenne) de geisha ou de samouraï ( Sauvage ). C’est très juste cette remarque quant au regard qui vient nous figer dans quelque chose. Ici, en le figeant sur le papier, cela te permet-il de t’en détacher ?
Ce qui est fort, c’est qu’une fois que les choses sont dites, qu’elles ont été mises dans la matière, je peux passer à autre chose parce qu’il y a un relais avec le lecteur. L'obsession de mon frère, par exemple : depuis la sortie du livre, c’est puissant et touchant, on parle de lui et je peux ne plus en parler, je suis soulagée parce qu’en fait, toutes ces années, j’avais l’impression qu’il le fallait. Maintenant, son nom est dans le journal. Il est nommé hors de moi. Si j’avais été performeuse, j’aurais collé son visage sur les murs. C’était une manière de dire : « Regardez-le vraiment ». Maintenant, les gens me disent : « Ok, je l’ai vu ». Je peux mettre ma tête sur autre chose.
Cela me fait penser à la scène du bateau dans Sauvage 3 durant laquelle tu dis que tu as oublié d’être triste. L’idée d’une émotion qu’on est censés avoir résonnait en moi. Le livre permettait de donner de la place à toutes ces émotions qui n’ont peut-être pas surgi au bon moment, selon certains codes.
Oui et ce sont aussi des émotions, en fait. La vérité de cette tension entre la joie et la peine, je ne la voyais pas à l’époque. C’était ma deuxième perte mais la première qui n’était pas acceptée, à la fin d’une belle vie. C’est la première perte anachronique. Je pressentais que c’était dû à quelque chose qui avait été tordu quelque part dans le parcours mais je n’avais pas encore les mots. Ce travail de « nommer » là où c'est tordu, la tache aveugle, j’ai pu le faire avec des personnes adultes adoptées, des proches, en lisant des témoignages. Mes idées clarifiées sur l’adoption, j’ai pu écrire et arrêter la culpabilité floue. Je ne me dis plus que j’écris sur mon frère après l’avoir poussé dans le trou.
Toutes les facettes de la culpabilité sont évoquées dans le livre d’une façon vibrante. Elles ne sont pas mentionnées de manière à mettre mal à l’aise. Même s’il nait ici d’une situation particulière, ce sentiment est transposable à d’autres contextes. On le reconnait car il est décortiqué de façon universelle.
Oui et le cœur du livre c’est vraiment que cette rencontre est incroyable. À l’intérieur de ce face à face qui m'a fondée, il y a un accident. Personne ne sait si l’accident aurait pu être évité, peu importe, ce n’est pas mon affaire. Par contre, on peut dire qu’il y a des endroits du trajet où la société toute entière a commis des fautes, a été aveugle, ignorante, négligente, et pas seulement la famille, pas seulement les sœurs et frères et pas seulement l’école mais tout ça ensemble. C’est le fait d’avoir cru, dit, qu’il était un problème. Comment peut-on être un problème tout seul ? Ça n’existe pas un problème tout seul.
Il y a ces attentes qui figent aussi par rapport à l’adoption. Quand quelqu’un s’y intéresse, il a envie d’entendre une histoire préfabriquée.
Oui et l’histoire qu’on veut entendre, c’est celle qu’on a entendue quand on était petits dans Sans famille. On veut une répétition du roman qu’on a déjà lu alors que c’est tellement plus complexe.
Comme si on voulait laisser l’adoption dans de la fiction. Dans Sauvage, de nombreuses références viennent d’ailleurs envahir la narratrice – Orphée, Isis, Antigone – qui prononce alors une phrase, très belle, pour s’en détacher : « Écris ce qui est, ce qu’il y a ». Il s’agit d’une ligne de conduite pour se débarrasser de toute la fiction qu’il y a autour de la perte, de l’adoption. Certaines attentes peuvent aussi bloquer l’autre quand on pense à celles qu’Annie porte sur Ian et qui paralysent ce dernier ( Les Cerfs ). Et toi, qu’attends-tu quand tu écris ?
Ça dépend du livre. Bizarrement, pour Les Cerfs, je ne comprends pas comment j’ai fait le chemin. C’était censé être un livre sur ce que c’est que d’être un adulte illettré. Quel est le rapport ? Il doit y en avoir un mais ça a glissé, glissé, glissé. La femme illettrée avait une petite fille. J'ai mis mon attention sur la petite fille, je me suis laissée guider par les images. À ce moment-là, je ne pensais pas à l’édition en tant que telle. J'avais peu publié en dehors du théâtre. Je pensais aux lecteurs, car j’écris dans une relation, mais je ne pensais pas à un projet, je voulais essayer quelque chose et continuer le travail avec Alexandra4 publiés aux éditions Esperluète. Dans la même maison, Les choses m’arrivent hors du temps (2013) est un catalogue d’exposition qui présente les œuvres récentes d’Alexandra Duprez accompagnées des textes de Veronika Mabardi.)). J’avais ses peintures dans mon bureau. Quand j’ai trouvé Blanche, j’ai eu envie de voir ce que Blanche pouvait m’apprendre, c’est ce qui m’a guidée. Je n’avais pas vraiment d’attentes, et les retours m’ont fait comprendre la relation particulière au lecteur solitaire. Après, Peau de louve, c’est un co-travail avec une actrice. On a longtemps parlé toutes les deux de nos rapports aux metteurs en scène, au pouvoir, au regard de l’homme. On est très différentes. Elle m’a nourrie de plein d’histoires, comme d’autres femmes, et ça s'est organisé dans la versification. J’avais un focus, qui était que je voulais que Edith, la comédienne, soit chez elle dans ce texte. Je n’ai pensé qu’à ça : que lui donner comme mots pour qu’elle soit chez elle ? Ça ne raconte pas son histoire mais il fallait qu’elle puisse créer à partir de là. Dire quelque chose, entre mes mots, de son rapport au monde. Par contre, pour Sauvage, j’ai pu commencer à fabriquer ma ligne, ma composition, quand j’ai su que mon projet était qu’on voie mon frère comme il est et plus dans la triple assignation Coréen-adopté-malheureux, qu’on le perçoive lui et lui faire une tombe, d’une certaine manière, un monument. Ce qui me fait rire avec le recul c’est que je croyais sincèrement que j’allais faire un portrait de lui comme je le voyais. Maintenant que les lecteurs me renvoient le portrait que j’ai fait, je me rends compte que j’ai créé un mythe et que probablement s’il le lisait, on en rirait ensemble. C’est peut-être pour le mettre dans le panthéon des grands que j’invoque Orphée ou Isis, mais ça rejoint aussi la Corée puisque, là-bas, dans les autels, les dieux et les ancêtres se côtoient. Ils agissent sur nos vies, ils sont présents au quotidien. Faire des mythes de ceux qui nous ont transformés, les partager, c’est peut-être une manière de remplacer certains mythes périmés.
Tu y évoques aussi la tradition coréenne des cailloux qu’on empile. On retrouve cette sensation de cailloux-moments empilés au fil des pages, la construction d’un hommage très matériel. Faire un mythe, ça rend une disparition réelle. Dans Sauvage, on rencontre une mémoire qui n’est pas matérielle, dans la maison de ton enfance, vous n’accumuliez pas de choses, vous gardiez plutôt des histoires car on peut les emporter si l’on doit partir. Pour le lecteur, la matérialité du texte se fait sentir. On n’en a pas toujours conscience face aux livres qui peuplent nos intérieurs.
On pourrait être animiste et dire que les livres ont un esprit et qu’il en y a qu’on préfère ne pas avoir dans sa chambre à coucher. Des philosophes et des scientifiques ont débroussaillé ce terrain et ouvert la pensée à d'autres manières d’interagir avec les objets et les vivants. C’est une énorme liberté qui crée d’autres récits.
Quand tu parles d’autres récits, cela me fait penser à Muriel ( Peau de louve ) qui arrive à capter l’attention de types dans un karaoké et qui en profite pour faire passer des messages. Cette prise de parole déviée est inspirante.
Ça me rappelait aussi quand on était adolescents et qu’on voulait faire du théâtre pour changer le monde. La scène du karaoké, c'est l’éclosion de l’envie de Muriel de faire pour les autres. Petite, elle veut se montrer et à l’adolescence, elle bascule. Elle dit : « Je vais utiliser le regard pour faire du sens ». Elle sort du narcissisme. J’aime que ça se passe à l’adolescence. On dit toujours que les adolescents sont narcissiques, je ne suis pas d’accord, c’est petit qu’on l’est. L'adolescent réagit au monde, avec son désir. Je pense que de la même manière qu’on enlève la puissance aux femmes, on enlève la puissance aux adolescents parce qu’ils sont vecteurs de changements. Leur puissance de révolte et de pointer ce qui ne va pas est dangereuse pour l’ordre en place. Les adultes, même les plus bienveillants, ont tendance à dire que cela va passer, à évoquer la crise d’adolescence pour contrôler des pulsions de vie et ne pas entendre. Quand je travaille avec des adolescents, je n’ai pas du tout envie que ça passe. Après, on déguste mais, parfois, c’est bien qu’on déguste aussi.
La justesse de certaines de leurs remarques recompose notre regard. Cet élargissement du regard te tient à cœur quand tu donnes la parole à celles qu’on qualifie d’« inutiles » ( On est des Inutiles et c’est à ça que ça sert 5 ) ou à tes grands-mères dans Loin de Linden 6 . Dans tes prochains livres, est-ce que tu voudrais étendre ta panoplie de regards en donnant la parole à d’autres personnes ?
Cette expression « donner la parole » m’embête et c’est en le faisant que j’ai déconstruit ça. Il a fallu que je fasse d’abord Le Grand Bal des Marolles 7 avec la parole de personnes du quartier des Marolles et puis On est des Inutiles avec des enregistrements de personnes bruxelloises. Après une représentation du Grand Bal, je me suis engueulée avec un type, je pense que personne n’a compris ce qu’il s’était passé, on hurlait dans le café. J’ai ruminé cette bagarre pendant des mois. C'était violent, pas rationnel. Il me défiait de tout plaquer pour venir habiter avec lui dans une roulotte, il me reprochait d'avoir utilisé la parole des autres et de mettre mon nom sur l'affiche. Il était dans la binarité absolue et dans l’impossible absolu. Et ça rencontrait ma pire crainte… Ça a libéré une énergie incroyable et ça m’a permis après de penser, parce qu’il a nommé des culpabilités que j’avais. Le fait qu’il les nomme, j’ai pu me retourner et argumenter.
Cela fait penser à ce que raconte Pierre Jourde dans La première pierre. Il a utilisé, dans Pays perdu, les histoires des gens de son village d’origine, situé dans le Cantal, en Auvergne. En y retournant, il a été accueilli par des jets de pierre. Les villageois se sentaient trahis dans leur intimité.
Évidemment, que peut-on espérer d'autre ? Je me demandais si ce à quoi je participais était bien juste. Quand j'en parlais avec des pairs, on me répondait : « Tu es autrice, tu dis ce que tu veux ». Eh bien, non. On est responsable de la parole qu'on nous confie. Mais après les Marolles, je me suis dit que les accusations de cet homme, dans le café, n’étaient pas justes, je n’ai pas pris la parole, les histoires des autres pour faire mon texte, on l’a écrit ensemble. Moi, ma compétence, c’est de transcrire. J’ai écouté, questionné, transcrit, fait relire. C’est eux qui jouaient leurs mots, et je n'ai pas publié le texte, sinon en tapuscrit pour les spectateurs, et ils étaient nommés. Je me suis dit que le problème était dans l’expression « donner la parole ». C’est prendre la parole ensemble, chacun avec ses compétences. Si les compétences sont techniques, tant mieux, je n’ai pas grand-chose à dire, je ne vis pas dans le quartier, je travaille avec eux, qui ont beaucoup à dire mais ne peuvent peut-être pas le formuler. Mon métier, là, c’est de formuler.
Le simple usage de l’expression figée « donner la parole » implique en effet directement un rapport de force.
C’est comme si la personne avec qui je travaille n’avait pas la parole alors qu’elle l’a. Même si elle n'est pas entendue, ou reléguée dans l'ombre, je n’ai pas besoin de la lui donner, c'est plus une question de mettre cette parole dans la lumière, de la rendre visible, ensemble. Ce sont des formules toutes faites que les médias relèguent beaucoup : « Nous allons donner la parole à ». Et puis ils isolent un bout de parole qu’ils commentent pour servir leur propos. Il y a moyen de faire autrement même si, parfois, ça rate. C'est un endroit périlleux, mais il vaut la peine qu'on s'y mette. Mieux vaut essayer et que ça rate que de rester chez soi et d’inventer des histoires de princesses (ou de chevaliers) qu’on n’a pas vécues.