Est-ce si absurde
La mise en scène épurée de Jean-Pierre Vincent rend un hommage des plus réussis à Samuel Beckett, plus de soixante ans après la première représentation d’ En attendant Godot . Sa devise « Rien n’est plus drôle que le malheur […], c’est la chose la plus comique au monde » y est illustrée avec brio par les excellents Abbes Zahmani (Estragon) et Charlie Nelson (Vladimir).
Première pièce officielle de Samuel Beckett créée en 1953 au Théâtre de Babylone à Paris, En attendant Godot est écrite après la Deuxième Guerre mondiale, la découverte des camps de concentration et Hiroshima. Si l’écrivain résistant est profondément marqué par la guerre et ses atrocités, sa littérature élimine toute référence politique et sociale concrète. Ses personnages, plongés dans un monde où l’espace et le temps deviennent incertains, sont aux prises avec un réel accru : nous existons et nous ne pouvons faire autrement.
Estragon et Vladimir, les deux protagonistes, vivent dans un temps qui n’existe plus. Le soleil est immobile dans le ciel et il leur est difficile de se souvenir des événements de la veille. Il leur est même impossible d’en finir avec la vie. Ils attendent Godot.
— Allons-nous-en.
— On ne peut pas.
— Pourquoi ?
— On attend Godot.
— C’est vrai.
En reprenant En attendant Godot , la volonté de Jean-Pierre Vincent était de revenir strictement à la mise en scène prescrite par l’auteur lui-même, avec ses longs et nombreux silences, mais pas vides pour autant de gestes et mimiques éloquentes. Inspirés du burlesque de Buster Keaton, de Charlie Chaplin ou encore de Laurel et Hardy, les personnages font rire par leur sérieux à ressasser des banalités oiseuses ou au contraire à effleurer des questions existentielles comme on parlerait de la pluie et du beau temps.
Le duo Gogo/Didi, clochards philosophico-clownesques, vieux couple tendre et chamailleur, croise dans son attente un autre duo, strictement opposé : Pozzo et son valet-esclave Lucky, sortes de « déchets grotesques du monde d’avant », selon Jean-Pierre Vincent. Et en effet, la scénographie minimaliste qui compose le paysage où Godot est attendu – un sol sablonneux, quelques herbes sèches, un rocher et un arbre – semble annoncer la fin d’un monde. D’un point de vue littéraire d’abord, car le théâtre de Beckett, sec, sans psychologie, sans lyrisme, est un pied-de-nez au vieux théâtre bourgeois, incarné par le duo archétypal maître-valet. Mais c’est aussi, selon Jean-Pierre Vincent, « après les horreurs et les charniers de 39-45, […] [l’entrée] dans l’ère de la fabrication industrielle de l’être humain solitaire. Et il faut bien y vivre, pourtant ».
La pièce de Beckett met en scène des personnages qui sont des résistants à la débâcle de l’humain. Ils vivent, ils existent, et on ne peut rien y faire. Excepté attendre. Ils ne sont même pas vraiment tristes, pas gais non plus d’ailleurs. Mais vivants. Ils ne sont pas là parce qu’ils attendent, mais ils attendent parce qu’ils sont là, dans un espoir désespéré que quelque chose se passe. « Nous, on attend chacun son dieu, si on en a un, ou on attend de gagner le gros lot. Eux, ils attendent Godot », commente Jean-Pierre Vincent, ce qui revient un peu au même. Godot et Dieu ( God en anglais) ont en effet quelques similitudes : les protagonistes nourrissent l’espoir d’être « sauvés » par cet individu qui porterait une barbe blanche . Mais le point commun le plus flagrant, c’est que, de l’un comme de l’autre, on ne sait absolument rien !
Beckett fait passer dans son texte une impression de vide – et de vide de sens à l’époque où l’on n’avait pas encore les codes pour le lire, ce qui lui vaut d’avoir été souvent qualifié d’auteur « absurde », malgré ses dénégations. En attendant Godot n’a en effet rien d’absurde. La pièce ne relève pas de la philosophie existentialiste, et n’est pas même empreinte d’une logique mise à mal. Au contraire. Ce qui la meut, c’est le paradoxe de cette extraordinaire fragilité de l’homme seul, dans un monde vide, et la force de la vie qui le maintient debout alors qu’on est tellement bien, par terre, comme nous le fait remarquer Estragon.
Dans cette mise en scène de Jean-Pierre Vincent, l’immobilité et le silence sont grandioses et vertigineux. Les comédiens parviennent à nous donner l’envie de les réconforter et de nous consoler nous-mêmes. Avec eux nous ne faisons rien, avec eux nous nous ennuyons, avec eux nous sommes enthousiasmés – voire soulagés – à l’arrivée d’une nouvelle source de distraction ou de conversation, avec eux nous attendons Godot, et comme eux, demain, nous recommencerons.