Et Ce qui arrive arriva
L’idée d’une adaptation théâtrale du roman graphique Here de Richard McGuire surprend. Déployer des temporalités présentes dans la bande dessinée était un défi de transposition scénique sur lequel Coline Struyf, la metteuse en scène, avait de quoi se casser les dents. Pourtant, défi relevé.
Le roman graphique Here avait été couronné du Fauve d’Or à Angoulême en 2016. L’intelligence de la succession des planches déclinant l’histoire d’un lieu à travers le temps avait conquis jury et public : dinosaures, néolithique, époque contemporaine et futur se partagent les planches de cette bande dessinée quasi-muette. On y évoque le rapport au temps, sa subjectivité, la place de l’homme, son impact, son insignifiance.
Outre la beauté graphique de l’objet, impossible à rendre sur un espace scénique, la gageure tenait dans la projection en trois dimensions de l’univers de la bande dessinée, au travers de corps, d’un espace, d’une « histoire ». Il fallait parvenir à rendre la subtilité de l’œuvre initiale sans passer totalement à côté de sa profondeur. Et pourtant, on est conquis. Si les premières minutes du spectacle sont déstabilisantes pour qui n’a pas ouvert le roman graphique, il ne faut pourtant que ce petit temps au spectateur pour être happé par l’univers scénique qui rend brillamment la superposition des temporalités.
L’ingéniosité technique de la mise en scène est à saluer, de même que la méticulosité de l’équipe technique qui soutient fermement les moult changements de décors et costumes en arrière-plan. Concrètement les comédiens créent un halo temporel, incarnent un temps et le matérialisent, des temporalités coexistent par la présence singulière de leurs corps sur scène. Le personnage sort et des projections, visuelles, sonores, prennent le relais, font apparaître une forêt vieille de 200 ans, un dinosaure, des hommes du futur, le cosmos, le déluge.
Le temps s’étire, se collapse, se fractionne, le ballet des corps évoque sa subjectivité, sa relativité aussi.
L’adresse de la metteuse en scène est de s’être détachée du roman graphique en lui adjoignant une trame familiale, là où Richard McGuire se cantonnait à offrir une fresque temporelle sans souci de l’individuel. Pour toucher dans l’abondance de ces tableaux, Coline Struyf crée un noyau où l’on capte, malgré l’absence totale du souci chronologique, les avants et les après. On pourrait crier à la trahison de l’œuvre initiale, mais non : là où la dimension graphique manque, les comédiens ajoutent de l’empathie, une prise émotionnelle qui invite le spectateur à l’identification, à la nostalgie, aux sentiments. On est surpris de la palette d’émotions par laquelle on passe : on rit, on pleure, on fait appel à notre mémoire sensitive et les moments contemplatifs ouvrent au spectateur un univers poétique insoupçonné car à peine invoqué.
Une adaptation surprenante donc, sensible et subtile et qui ne trahit en rien ce roman graphique qui demeure, il me semble, l’un des plus intelligent de ces dernières années.