Festival mondial
Tous les deux ans, à deux pas de chez nous, en Ardennes françaises, la vie théâtrale de Charleville-Mézières ne tient qu’à un fil : celui des marionnettes. Ce serait simpliste que de ne voir en ces pantins que des personnages manipulés par des fils. Les gaines et le théâtre d’objets mais aussi le théâtre d’ombres ont depuis longtemps gagné en importance, ou pris leur envol en dehors d’une tradition parfois très réductrice.
N’imaginons pas non plus que les marionnettes ne soient que destinées aux enfants. Vous seriez déçus de voir vos têtes blondes ne pas comprendre certains propos des têtes de bois alors que vous-mêmes, vous vibrez de plaisir face à ces créatures matérielles qui possèdent malgré tout une âme. Le temps est loin des spectacles poussiéreux et réservés aux gamins.
En fait, il en va du théâtre de marionnettes comme de tout spectacle : certains s’adressent aux enfants, d’autres aux adultes, ou à des publics familiaux. Les spectacles de rue se taillent une place de choix dans le paysage des pantins avec des marionnettes géantes ou minuscules, tout est possible et son contraire également. Décidément, l’art ne se catégorise pas, le cœur a ses raisons que la déraison a bien fait de manipuler. Ces changements ont un effet papillon, comme les mythiques oranges bleues. Mieux même, car le dynamisme des créateurs, des « manipul-acteurs », en fait l’un des plus importants espaces d’innovation de la scène contemporaine. Les formes inattendues les plus cocasses se mêlent à des traditions séculaires européennes, asiatiques, africaines et sud-américaines.
Une fois n’est pas coutume, nous commencerons cet article par une déception. Être déçu avec une telle offre, n’est-ce pas être fine bouche ? Non, cette contrariété fait suite à l’annulation de Sinon je te mange d’Ilka Schönbein.
Si vous ne connaissez pas Schönbein, nous pourrions écrire qu’elle est à la marionnette ce qu’Anne Teresa De Keersmaeker est à la danse… L’utilisation de son corps est faite de prodige et de grâce. Ses pièces grinçantes et noires sont cependant veinées d’humour. Des tragédies noires et burlesques tout à la fois, comme Métamorphoses , inspirée de la Shoah. Soyez attentifs, la valeur n’attend pas le nombre des années, mais ici les années sont déjà bien comptées. Reste à espérer un nouveau rendez-vous…
Sur cette touche de nostalgie, je vous emmène vers des coups de cœur et des incontournables.
Tradition de chez nous
Un article déambulatoire comme les chemins de traverses à emprunter si l’on accepte de se perdre dans l’impressionnante sélection des spectacles que réserve un festival. Du coq-à-l’âne, pourrions-nous dire. Alors passons à l’un des premiers ânes connus : celui de la Nativité. Avec Laurent Devime, nous sommes en pleine tradition. C’est le Toone de la Picardie, le Tchantchès des Ch’tis. Un récit profane en français et en patois picard. C’est Gugusse avec son violon qui attire la foule. Soyons honnête, les intéressés sont surtout les enfants. Cela sent le folklore des tringles à plein nez, avec les trois coups pour débuter et les chansons pour rythmer les tableaux.
Le mot « marionnette » ne vient-il pas de Marion et de Marie ? Alors précisons que la représentation de la Nativité selon Ch’Lafleur a lieu dans une église pour compléter l’ambiance d’un air gentiment anticlérical. Lafleur et sa ribambelle de personnages, c’est aussi le Guignol des Champs-Élysées dans la Grande Vadrouille de Gérard Oury, avec le général Augustin (Bourvil) dont le nom est scandé par tous, enfants et parents. Spectacle à voir pour connaître la tradition et ensuite mieux apprécier les nouveautés. Et rappelons-nous que le mot cabotin , désignant des comédiens, plutôt médiocres, qui attirent l’attention sur eux, vient du picard cabotans , qui signifie « marionnettes ».
Tradition d’ailleurs
Continuons dans le sacré ou le consacré, le folklore ou la tradition, mais sous d’autres cieux. Le Japon était à l’honneur. Faire venir une troupe d’Asie constitue un certain défi et des programmations sporadiques viendront probablement se placer çà et là. Leur dernière présence sur le continent remonte à 1991… Le bunraku, l’art très ancien de la manipulation des marionnettes japonaises, est de notoriété internationale. Une pratique d’une vie. Les trois manipulateurs de cette marionnette de très grande taille y travaillent des années durant, avant de passer la main à la génération suivante. L’histoire très conventionnelle est issue des us et coutumes. La particularité de la compagnie Hitomiza Otome Bunraku, c’est que nous n’avons pas affaire à la gente masculine, mais bien à des demoiselles qui se sont battues pour accéder au droit de manipuler et de pratiquer une profession ancestrale réservée aux maîtres du récitatif, du luth et du shamisen. En outre, elles ont travaillé la technique afin de manier seules leurs personnages. La technique est impressionnante, travaillée dans la délicatesse et la grâce du geste. L’histoire, Une scène au pont Modori , n’a pas beaucoup d’intérêt pour nous Européens, mais c’est à voir pour ne pas mourir idiot et découvrir ce raffinement nippon. En outre, la représentation est suivie d’une séance d’explications en japonais traduites en français par un « primo-arrivant ». Exquis aussi pour ces moments-là.
Marionnettes à fils
Restons dans des manipulations à couper le souffle, mais changeons de continent, de registre et de type de marionnettes. Le Brésil avec des marionnettes à fils. Le pluriel du mot prend tout son sens quand on compte le nombre de cordons qui permettent aux pantins de s’animer comme des humains. Mais quel humain ? Le plus abject parmi tous les infâmes, le plus pervers parmi les sadiques : le marquis de Sade. Si généralement il s’agit de faire marcher des poupées de bois et de leur donner la possibilité de faire quelques gestes de la main et des mouvements de tête, lorsqu’on annonce Sade et la Philosophie dans le boudoir , les moins cultivés d’entre nous s’imaginent aisément qu’il est un autre membre du corps qu’il faudra faire vivre et de la plus belle manière qui soit. Pas de description des scènes proposées par Pigmalião Escultura Que Mexe, mais chacun peut envisager à sa manière l’occupation de deux jeunes filles et de deux jeunes hommes adeptes des usages du célèbre marquis… Lorsqu’on vous dira que les marionnettes sont des spectacles pour enfants, évoquez simplement ce spectacle sans tabous mais plein d’audaces. La présence des manipul’acteurs en sous-vêtements au moment du salut ne parvient pas à nous faire oublier la force des images précédemment évoquées par des êtres de bois. Adultes (de plus de dix-huit ans) complexés, s’abstenir. Saluons encore la parfaite maîtrise : marionnettes à fils et marionnettes géantes ainsi que marionnettes à gaine pour présenter l’évangile selon Sade. Oui, au-delà de l’audace des images, des propos et du sujet, l’humour surgit. Humour métaphysique et amour physique… Cette éducation sexuelle de l’ingénue Eugénie par Saint-Ange et Dolmancé nous invite à la réflexion. Un texte vieux de deux cents ans qui interroge notre actualité à travers ses coutumes sociales et religieuses…
La même compagnie joue en rue Bira e Bedé , deux vieilles sœurs jumelles géantes, qui déambulent et feignent de toujours attendre… Simplement impressionnantes lorsqu’on les croise au détour d’une rue.
Enfantillages
Revenons aux enfants qu’il aura fallu occuper tandis que les parents allaient se documenter auprès du marquis.
L’histoire de Nonna & Escobar par Les Enfants sauvages. Un travail important de recherches, d’interviews de grands-mères pour arriver à cette représentation. Une création pour le festival par un enfant du pays. L’auteur-comédien Alan Payon raconte son histoire, son enfance et sa grand-mère. Partant de son vécu, il nous projette dans l’universel avec le conflit des générations que chacun connaît, les anecdotes du temps jadis, le temps où c’était mieux, dit-on… Un spectacle tout en sensibilité, avec magie et humour, où les objets se meuvent, et dans lequel les araignées sont énormes et volent la nourriture des grands-mères. Une araignée qui vit juste dans la tête de la vieille. Elle fait peur, pourrait faire plus peur, c’est une question de maturité du spectacle. Charleville-Mézières, Théâtre mondial des marionnettes, ce sont aussi des cartes blanches et des créations qui ne sont pas encore entièrement rôdées. Dans cette pièce, la magie est présente, certes, mais pas encore bien maîtrisée. Gageons que cela viendra vite, car tous les ingrédients sont là pour une tournée française. Il faut maintenant à cette jeune équipe l’assurance des plus grands… À suivre pour ses images gracieuses de corps humains, lors de la métamorphose en jeune fille, celle qu’elle était avant d’être mère-grand dans les yeux du petit-fils. La sorcière qui ne le comprend pas, croit-il. C’est profond, avec un propos que les enfants comprennent. Une approche destinée aux écoles avec une prise en charge pédagogique de qualité, où il est rappelé au public scolaire qu’il a le droit de rire, de pleurer, d’avoir peur, mais pas de parler et que les moments d’obscurité sont là pour se laisser gagner par la poésie du spectacle (ce qu’ils font) et non pour hurler.
D’autres impressions et humeurs dans un prochain article. Pour l’heure, nous remercions le comité organisateur pour son accueil sympathique et professionnel ainsi que les bénévoles du Festival mondial des théâtres de marionnettes sans qui rien de tout cela ne serait possible.