Feuilleton, webroman
Huit auteurs belges, huit récits divisés en épisodes, huit styles tout à fait différents dans un seul livre. Voilà ce que Feuilleton nous donne à lire dans un recueil illustré par des photos d’Alice Piemme, avec en ligne de mire le passage du numérique au papier, de la page web à l’étagère de la bibliothèque.
Depuis trois ans, la Bibliothèque en ligne des auteurs (Bela) publie des feuilletons sur Internet au rythme d’un épisode par semaine. Les meilleurs d’entre eux sont aujourd’hui regroupés et publiés dans un livre coédité par La Muette. C’est donc une série de huit histoires, d’une longueur de 15 à 30 pages, écrites par une sélection d’auteurs belges parmi les plus en vue (Véronique Bergen, Patrick Delperdange, Caroline De Mulder, Xavier Deutsch, Nicolas Marchal, Grégoire Polet, Virginie Thirion, Isabelle Wéry) et d’une grande diversité de registres et de thèmes.
Tour à tour, on y parlera, par exemple, d’une chasse à l’ours en Russie, du vol de plusieurs panneaux de l’Agneau mystique, d’une relation tumultueuse entre un peintre et son modèle, d’une tueuse de vieilles dames, du cadavre d’une mouette… Comme dans tout recueil, les contributions sont inégales. Si certaines d’entre elles manquent d’originalité et font penser à un exercice d’écriture un peu scolaire, d’autres, en revanche, sortent du lot, justifiant à elles seules la lecture de l’ensemble.
D’abord, il y a Marilyn, naissance année zéro de Véronique Bergen, un texte qui présente les divagations anxieuses de l’actrice mythique des années 1950, où se côtoient souvenirs désordonnés, désirs inavoués, expériences de l’alcool, du sexe et de la drogue. L’instabilité mentale qui guette le personnage apparaît à travers l’alternance de plaintes naïves, de réflexions adolescentes à la Lolita Pille et de séquences dont la violence et la crudité surprennent par leur fulgurance.
Non. Ma bouche a neuf ans, l’âge de l’effraction du sexe dans ma vie de gamine, le membre de monsieur Kimmel, le voisin, je voulais le retirer, le bouter hors de Norma Jeane, il enflait dans ma gorge et déformait mes joues, je sentais que je ne saurais plus jamais parler comme avant, au moment où monsieur Kimmel a retroussé ma robe et s’est enfoncé en moi, j’ai eu peur qu’il ne disparaisse tout entier, Norma Jeane, ouvre bien les jambes, tu vas tout avaler , mes cheveux lui lançaient des gros mots mais il me pilonnait dru, c’était ma faute, j’avais rêvé d’être tellement belle que les gens devenaient fous à me croiser, c’était ma faute, je voulais que monsieur Kimmel, les hommes, les femmes dans la rue m’admirent et se retournent sur mon passage, c’était ma faute, monsieur Kimmel voulait voir ce qu’il y avait au fond de ma beauté d’orpheline, s’acharnait à déloger la folie des Monroe que j’y cachais…
Il nous faut ensuite parler de Rouge letton , un petit polar écrit par Xavier Deutsch avec pour point de départ une série de meurtres atroces commis à l’arme blanche. À côté de chaque victime, l’assassin a pris soin de laisser sur le trottoir des inscriptions sanglantes.
Lamentable, pour l’enseignante. Absolument nul, pour le gratte-copie. La troisième victime, tu dois la connaître, au moins de nom. Barnier. Il présente le journal télévisé, sur la première chaîne. Poignardé devant chez lui. Et le mot Incorrigible ! écrit avec son sang…
Joseph, l’enquêteur en charge de l’affaire, entretient une relation avec sa supérieure qui dépasse largement le cadre professionnel. Le canevas est très classique, mais on ne dira rien de la chute car justement tout est dans la surprise du dénouement.
Mais notre coup de cœur va forcément à Une semaine de vacances de Patrick Delperdange, dont l’humour grinçant est toujours sur le fil, entre deux eaux, avec un certain sens de la retenue qui l’éloigne de la grosse farce façon Monsieur Hulot.
Tout commence par la stupeur d’un père de famille qui découvre que le logement qu’il a loué au Portugal pour les vacances est d’un kitsch désarmant.
Tout ça n’a pas pu être rassemblé au hasard. Un canapé couvert de ce qui ressemble à une peau de zèbre ayant cette taille, et surtout pas cette forme ovale rappelant un œuf monstrueux. Sur le sol s’étale une pelouse de couleur orange. Une grosse armoire vitrée renferme des objets dont la signification m’échappe. Aux murs… Non, le courage me manque pour décrire ce que j’aperçois sur les murs.
Le séjour tourne au cauchemar quand il se met à soupçonner que le sous-sol de la maison est occupé. Par qui ? Par quoi ? La paranoïa s’installe et le moindre bruit, le moindre signe d’une présence est surinterprété. Et puis, évidemment, les difficultés s’accumulent : l’impossibilité de lire Pessoa jusqu’au bout, le temps mitigé, les enfants insupportables, le 4X4 des voisins garé devant chez lui…
Bref, Feuilleton a des arguments pour convaincre. Parmi la variété d’auteurs, d’histoires, d’ambiances, chacun y puisera ce qui lui plaît, chacun y trouvera des motifs de satisfaction. Bien sûr, la dimension feuilletonnesque perd de sa pertinence dans cette adaptation au format papier parce que tout est donné à lire d’un coup et qu’il est impossible de prendre en compte le caractère périodique des parutions, sauf à s’imposer la lecture d’un épisode par semaine, ce qui relèverait de l’autodiscipline littéraire pas forcément facile à tenir. Mais cette publication constitue un bel hommage à une initiative qui s’est déroulée jusqu’à présent exclusivement sur Internet. Elle nous invite à nous connecter plus souvent sur Bela, à aller voir ce qui s’y écrit jour après jour. Dernièrement, Jean-Luc Outers, Valérie de Changy et Alain Berenboom se sont livrés à l’exercice, très bientôt suivis par Corine Jamar et Alain van Crugten.
Surtout, la parution de ce livre pose la question d’Internet comme laboratoire d’écriture, comme lieu d’expérimentation littéraire. Né au XIX e siècle avec l’essor d’une presse quotidienne bon marché, le genre du feuilleton réapparaît au format numérique, investissant depuis peu les écrans des smartphones. Il y a déjà plus de dix ans, Stephen King avait ouvert la voie avec The Plant , un roman fantastique dont il n’avait pas achevé la publication car celui-ci était massivement téléchargé de manière illégale. À peu près au même moment, P.O.L avait diffusé un feuilleton de l’oulipien Jacques Jouet, à la fois sur son site Internet et par e-mails successifs. Depuis, Martin Winckler leur a emboîté le pas, de même que Pierre Lemaitre, Thierry Bellefroid, Didier van Cauwelaert et Marie Desplechin, tous les quatre publiés par SmartNovel, une start-up française spécialisée dans ce domaine. Le phénomène a pris une certaine envergure en 2010 avec le succès du Chemin qui menait vers vous de William Réjault et Laurent Lattore, téléchargé sur iTunes plus de 20 000 fois. Très original : durant le processus d’écriture, les auteurs se sont inspirés des commentaires laissés par les internautes.
Tout ceci pour dire que Feuilleton a aussi et surtout le mérite d’attirer l’attention sur une tendance actuelle de la création numérique, celle du webroman-feuilleton, dont on comprend bien qu’elle constitue tout autant une technique d’invention littéraire qu’un mode de diffusion commercial, une formule tournée vers le passé qu’une exploitation innovante de la technologie. Un peu comme le dieu Janus, dont les deux faces regardent dans des directions opposées.
Cet article est précédemment paru dans la revue Indications n o 398.