Les tragédies font peur. Lorsque la flamme et le travail n’y sont pas, il est presque impossible de comprendre ce qu’il se passe sur scène. Ici, Frères ennemis de Racine mise en scène par Cédric Dorier est tout le contraire. On ressort chamboulés et les deux heures que dure le spectacle, sans entracte, passent comme des secondes.
Frères ennemis ou la Thébaïde , première tragédie de Racine écrite en 1664, est une pièce exposant les côtés les plus sombres de l’être humain : sa rage, sa soif de pouvoir et sa perversité. On y voit deux frères se battre jusqu’à la mort pour le trône de Thèbes. Ils sont en partie manipulés par Créon, leur oncle qui lui aussi convoite le trône, ainsi que leur sœur, Antigone. Mais après la mort de sa mère, à l’annonce de la mort de ses frères et de son amant, le fils de Créon, Antigone se donne également la mort, anéantissant ainsi tout espoir de bonheur pour Créon, le poussant de cette manière au suicide.
On quitte le Théâtre des Martyrs avec un étrange sentiment de dépaysement par rapport à notre propre monde. Comme si pendant une longue période, nous avions vécu au milieu d’une guerre étrangère mais pas pour autant complètement inconnue.
La famille royale de Thèbes se déchire mais une chose l’unit toujours et jusqu’au bout, c’est sa dégénérescence. La façon dont elle considère le peuple nous renvoie directement à l’importance que ceux qui nous dirigent aujourd’hui nous accordent. Ce n’est pas nouveau, les représentants du pouvoir ne se préoccupent guère de leur sujets. Mais malgré cet aspect cruel et dédaigneux des personnages, la peine qu’on peut ressentir pour eux est tout de même bien réelle.
Elle l’est d’autant plus que l’ensemble est très finement enrobé. Avec les décors contemporains et les costumes actuels stylisés, on pourrait presque croire à un drame familial ordinaire. Cela aurait pu être dérangeant; infidèle à l’écriture originale de Racine. Mais la langue est ici respectée, et l’adaptation des décors et des costumes permet une identification et un attachement plus aisés aux personnages ainsi qu’une lecture plus directe de pièce.
Ce ne sont pas les seuls moyens mis en œuvre pour nous faire sentir comme chez nous. Les situations cocasses ajoutent un terrible éclat de vérité. La surprise est réelle quand Jocaste essaye de découper le poulet tout en suppliant ses fils de ne pas s’entretuer, mais elle rend la scène d’autant plus crédible. Les femmes de cette pièce ne cessent d’appeler au bon sens. Antigone cherche, elle aussi, sans relâche, à rétablir la paix. Elles sont en réalité le moteur de la pièce.
C’est donc grâce aux femmes, au renouvellement perpétuel de leur espoir de paix, que la pièce se tient si bien et se déroule si naturellement. Presque chaque vers est un retournement de situation, l’on ne cesse de s’étonner de la tournure que prennent les choses. Le travail technique est précis et cela aide. Aussi bien le jeu des acteurs que la lumière et le son participent pleinement à notre immersion totale dans l’univers de cette famille vue par Cédric Dorier et ses comédiens. On sent le travail effectué sur le corps des acteurs. Ils ont beau nous ressembler et évoluer dans un espace qui nous est presque familier, leur présence rayonne et devant nous se dessinent des images fortes et mémorables.
Ici les corps sont puissants et l’émotion est pure. Mais ce qui rend la représentation réellement intéressante, c’est cette manière si étonnante de nous toucher sans le vouloir en laissant planer au-dessus de certaines répliques une sorte de légèreté évidente. Cette façon de faire ressortir la vérité vivante.
La lumière, elle, s’accorde parfaitement avec les moments vécus par nos différents protagonistes. Elle est travaillée tantôt avec des contres chaleureux et doux, tantôt simplement éclatante et dévoile totalement l’intimité de la pièce de vie commune.
L’ambiance sonore, par contre, est parfois traître. Même si elle laisse, en général, place aux sensations et aux émotions vécues sur le plateau, il arrive à certains moments que l’on sorte de l’histoire pour se retrouver totalement face à la technique lorsqu’elle prend le dessus. Lors du combat entre les deux frères, par exemple, les effets s’ajoutant les uns aux autres peuvent empêcher de ressentir réellement la puissance et la sauvagerie du combat. On admire tout de même, encore ici, le travail de précision des acteurs.
Ces derniers se donnent avec intelligence et tiennent la longueur durant toute leur longue partition. Ils sont beaux à faire peur: leur voix, leur intensité et leurs pulsions nous traversent le corps. Le malaise que provoque Etéocle est si grand et le dégoût que nous inspire Créon si vrai qu’on se sent presque honteux de faire partie de la race humaine. En sortant de cette tragédie, admiration et horreur se battent dans nos cœurs.