critique &
création culturelle

Ha Tahfénéwai !

« Le délire, c’est toujours collectif »

Il y a plusieurs sortes de bordels. Le capharnaüm, discordant et saturé, où personne n’entend rien. Le bazar incompréhensible et incohérent, qui parle sans message, et que personne ne comprend.

La scène est sombre, le décor est épars et dépouillé. La lumière, crue, commence à s’allumer, en même temps qu’une silhouette, lointaine, se détache du fond de la scène. C’est une ombre à la posture étrange, aux bras crispés et tordus, à la mâchoire béante. Qui n’a rien de « normal ».


L’ombre s’avance vers le public, entre dans la lumière, et son visage est tordu par une moue figée dans une sorte d’hilarité. Ce n’est pas une grimace pour faire rire ou pour faire peur. Dans le fond, un autre personnage remue, et se met à jouer du piano. Les notes s’enchaînent, maladroitement, puis la mélodie revient, à deux mains. Pendant ce temps, le premier personnage continue de fixer le public. Le temps s’écoule, distendu par une espèce de mal-être, lié à une situation à la fois incompréhensible et réaliste. Puis tout se calme. Le piano s’arrête. Mine de rien, le ton de l’histoire est donné : entre silence, harmonie, et discordance.

L’introduction emmène le public, et maintenant qu’il est embarqué, c’est parti, on va descendre : l’histoire va s’approfondir, lentement. Des situations s’entremêlent, des personnages se succèdent, et peu à peu, un monde se révèle : c’est notre société. Le premier personnage s’appelle Sophie, et le pianiste du début s’appelle Romain. C’est ainsi qu’ils se présentent. Plusieurs fois. Le malaise naît de la répétition : c’est un principe de la folie. Tous les personnages qui nous sont présentés le partagent.

On nous présente des déficients mentaux. Ou pour faire court, des fous. Une galerie de personnages complètement cinglés, tarés, aliénés, déments, forcenés… ainsi que leurs patients. Sophie et Romain sont parcourus par les gestes, cris, sautes d’humeur, comportements de ceux que la société a désignés comme insensés ; à côté de cela, ils prennent aussi tour à tour la posture du médecin, armé de son arsenal de médicaments. Ceux qui paraissent les plus incroyables ne sont pas ceux auxquels on s’attendait.

Pourquoi le docteur qui gave ses patients avec une liste interminable de remèdes dont les noms dépassent les sept syllabes nous paraît caricatural, et non pas le fou qui tient des propos insaisissables et répétitifs ? Là réside l’une des nombreuses forces du spectacle mis en place par les deux acteurs : la perception des valeurs est inversée, on joue avec nos codes et notre conception de la rationalité. Il ne s’agit pas d’une dénonciation, où la médecine est la méchante, et le malade le gentil. C’est une mise en lumière, crue, de ce monde particulier, tel qu’il est. On est tous fous, à notre niveau, mais il y en a qu’on enferme. De manière logique et péremptoire, au milieu de la pièce, Romain l’affirme : « le délire, c’est toujours collectif ».

Ici, les médecins ont des répliques plus longues que leurs patients, mais elles sont délibérément vides : ils n’ont rien à dire. Les personnages crient, la musique monte et les sons agressent les oreilles, mais le message est plus assourdissant encore. C’est même plus fort qu’un message, qu’un symbole, ou qu’une idéologie : c’est la vérité, nue. Tout semble avoir été pensé pour aller dans cette direction.

Le décor est dépouillé et morcelé, les sons naviguent entre silences et bruits d’ambiance, et le jeu est réaliste. Les deux acteurs, également concepteurs de la pièce, agissent avec un naturel particulièrement prenant, tant au niveau de leur mise en scène que de leur jeu.

En amont de la conception de cette pièce, Sophie Warnant et Romain Vaillant ont pu observer, dans des centres psychothérapeutiques, les personnes qu’ils représentent ici. À partir de cette expérience, les deux acteurs ont souhaité retranscrire sur scène les tranches de vies qu’ils ont aperçues. Et c’est tellement bien rendu que l’on n’a plus la sensation d’une représentation, ni même d’une appropriation, mais d’un véritable vécu.

L’ensemble est reçu par le spectateur comme un coup de poing dans l’estomac, une main glacée qui vous arrache lentement les tripes au fur et à mesure que la pièce se déroule, avant d’atteindre une apogée aussi réelle que terrible. Le spectateur est confronté à ce qu’il ne comprend pas, puis à ce qu’il connaît, sans ménagement. C’est cette force qui le pousse à s’interroger, mais plus loin encore, à se poser les bonnes questions, longtemps après la dernière réplique.

Même rédacteur·ice :

« Ha Tahfénéwai ! »
Écrit/mise en scène par Sophie Warnant et Romain Vaillant
Théâtre national du 3 au 15 mars.