« Hier, j’ai été voir
Étrange objet qui nous est présenté par Eno Krojanker et Hervé Piron, un duo attachant et efficace quand il se balade sur la « frontière fictionnelle, entre le vrai et le faux ». Spectacle issu d’une recherche dans le cadre de L’L,
Déployant d’entrée de jeu tous les artifices du théâtre sur un plateau qui ne dissimule ni les projecteurs, ni les micros et autres ventilateurs, encore moins la régie et son régisseur, et montre même jusqu’au comédien comme en coulisses, derrière un écran transparent, la scénographie nous plonge d’emblée dans ce qui va être une déconstruction des processus de création théâtrale.
La perte déchirante de Nunuche, un ours en peluche, par son jeune propriétaire, Eno, ou le récit anecdotique du Pourquoi moi, suis-je devenu comédien ? est coupé court car les spectateurs semblent ne pas apprécier l’événement à sa juste valeur tragique. Lorsque le comédien ne trouve pas l’empathie du public, l’histoire amorcée se mue rapidement d’abord en reproches, ensuite en exemple didactique visant à éduquer le spectateur sur son rôle. Prétexte dès lors à l’exploration de l’écriture dramatique, cette mise en abyme des artifices théâtraux a pour vocation, avec beaucoup d’autodérision, de s’interroger non seulement sur les codes du théâtre, mais surtout sur l’artiste et, partant, nous renvoie à nous-mêmes, êtres d’émotions.
Les deux jeunes auteurs-interprètes, à travers la mise en évidence du paradoxe de l’utilisation d’artifices pour créer du vrai, nous amènent au fond d’eux-mêmes, au fond de leurs souffrances de comédiens. À la recherche du détail qui rendra l’acteur le plus vraisemblable possible afin que le public puisse s’y identifier et « créer une communauté émotionnelle », le comédien prend des coups et s’expose : les critiques, ses propres doutes et sa paranoïa, le regard des autres difficile à supporter… Il met même son intégrité physique en jeu pour espérer récupérer sa confiance face au public trop souvent juge.
Et si l’empathie ne fonctionne toujours pas, c’est qu’elle se trouve ailleurs. Très habilement, grâce à un jeu de lumières, le public se retrouve reflété sur l’écran présent sur scène. Chacun rit mais de gêne, mal à l’aise d’être ainsi observé, se retrouvant alors véritablement à la place du comédien, sur scène, face aux spectateurs. Tous, nous sommes pris dans ces jeux de désir d’être aimé et de frustration, que fait naître tout rapport avec autrui.
Ce qui nous intéressait surtout, c’était de questionner les limites : jusqu’où peut-on aller pour son art ? […] À quel moment passe-t-on la barrière, cette limite où on n’arrive plus du tout à relativiser 1 ?
C’est vers cette limite que nous emmène le duo complice quand, par un jeu de surenchères et d’exagérations, le comédien, qui au départ a juste « besoin de se sentir compris, aimé et regardé », fait exploser devant nous et sur nous son narcissisme débordant et demande au public de l’adorer, de scander son nom et de porter un masque à son effigie. Mais cette extrémité – forcer l’empathie et l’identification du spectateur – n’est atteinte que parce que les tentatives désespérées des comédiens pour guérir la blessure initiale – celle du manque d’empathie du spectateur – sont toutes des échecs. Le blocage émotionnel du public persiste.
Rétablissant du lien avec leur public en recherchant une relation directe avec le spectateur, Hervé Piron et Eno Krojanker nous présentent un théâtre résolument moderne. Démontant et critiquant les codes du théâtre classique qui ne vit que par et en soi, dénonçant l’artiste trop investi par une chimère et le spectateur passif qui ne cherche qu’à être pris par la main pour vivre une expérience émotionnelle, ce spectacle est intelligent, drôle et grinçant. Malgré un petit manque d’audace, un complice dans le public, et quelques gags un peu longs et répétitifs qui font perdre un peu de sa puissance au spectacle, la thématique est abordée avec esprit et doigté. Un spectacle à conseiller, et sans modération pour un public ado qui se prend aisément et agréablement au jeu.