Intérieur
C’est un assistant de Claude Régy qui nous interpelle dans le hall : quand les portes de la salle s’ouvriront, nous entrerons en silence. Gravement, nous gagnons nos places dans la pénombre. Silencieux, calmes, disponibles, les corps se posent. La salle, comble, attend.
Dans une obscurité teintée de lumière crépusculaire, deux formes apparaissent. Elles évoluent dans un espace vide, fermé par une toile blanche semi-circulaire, et coupé en son milieu par une large frise claire qui tombe à mi-hauteur des cintres. Tout le sol est recouvert d’un sable blanc très léger. Une épure. Des aplats de clarté qui recevront de la couleur en temps voulu.
Une femme accompagne un très jeune enfant, peut-être quatre ans. Elle le dépose, plus qu’elle ne le couche, sur le dos, à même le sable. Il n’en bougera plus jusqu’à la fin. Avec une extrême lenteur, d’autres humains s’approchent. Alors, commence la narration, ou plutôt la psalmodie, de ce qui s’apparente à une reconstitution funèbre : une jeune fille a été trouvée morte dans la rivière, des paysans sont sur le point d’apporter le corps — tandis que les parents, d’abord insouciants puis inquiets, ignorent tout du drame. Depuis l’extérieur de leur maison, nous assistons à la lente montée de l’angoisse intérieure .
Claude Régy, nonante ans, a créé cette « peinture vivante » au Japon, d’après un texte de Maurice Maeterlinck (1894), avec une compagnie d’acteurs japonais. Il en a composé une version sous-titrée qui se caractérise par une grande économie : certains dialogues restent volontairement non traduits. Ainsi, la langue japonaise n’arrive pas à se faire oublier. Elle reste énigmatique. Elle est phrasée avec lenteur, les syllabes sont découpées avec des variations de hauteur et de rythme — parfois de façon maniérée, ce qui donne un sentiment de redondance avec les mouvements à la limite de l’immobilité.
Maeterlinck (prix Nobel de Littérature en 1911) est un dramaturge de l’implicite. Face à la toute-puissance du scientisme, il est, avec Ibsen, Strindberg et Tchekhov, la mauvaise conscience d’une Europe qui tente d’enclore l’invisible dans la rationalité. En réponse au matérialisme, Maeterlinck « ose parler de ce que, de toutes nos forces, nous occultons : la mort », écrit Claude Régy, qui précise : « Ce convoi [de paysans] en route, c’est le cheminement de la mort en nous. » La pièce propose une confrontation, à la fois douce et violente, entre le monde des vivants et celui des morts, entre les humains aveuglés et les esprits voyants . Intérieur , c’est l’histoire de ce que nous n’osons ni voir ni nommer et qui pourtant s’immisce en nous, inexorablement. Claude Régy traduit ce sentiment par des déplacements d’une lenteur fantastique, d’une grande fluidité, et d’un ancrage fort. Des personnages apparaissent et disparaissent sans que nous l’apercevions, d’autres errent ou oscillent sur place. Tout n’est qu’agitation immobile, vide plein, sourde puissance. Le travail sur la création des lumières, aux teintes boréales, rend bien cette impression de présence invisible.
Claude Regy nous invite donc à un voyage intérieur . Il crée, dès l’entrée en salle, les conditions d’un recueillement et d’une contemplation que nous peinons parfois à assumer. Une proposition salutaire qui est aussi — signe des temps ? — un trait commun à plusieurs spectacles de cette édition 2014 du Kunstenfestivaldesarts. C’est en quoi le théâtre, en tant qu’art qui rassemble dans un lieu clos des individus autour de questions existentielles, reste une pratique salutaire de résistance.
Réservations :
www.kfda.be/fr
Billetterie : cinéma Marivaux, ouverte de midi à 19 heures
98 boulevard Adolphe Max, 1000 Bruxelles
Tél. : +32 (0)70 22 21 99