ISHA à l’Ancienne Belgique
Sur la fin d'une tournée francophone de 30 dates, ISHA vient faire découvrir son nouvel album Labrador bleu à domicile dans la salle historique de l'Ancienne Belgique à Bruxelles, le 4 décembre dernier. L'occasion de profiter des fruits d'une carrière construite comme une course de fond avec des pierres précieuses sur le chemin, une petite larme à l’œil et beaucoup de sourires.
ISHA est un vétéran du rap belge. Il est sûrement le rappeur préféré de ton rappeur préféré. C'est ce que nous confirme Caballero lors de son passage sur scène pour leur titre en commun. Petit aparté : « Je suis le plus grand fan de ce gars ! Je l'écoutais déjà quand il s'appelait Psmaker ! » Ce premier pseudo définit encore bien ISHA, qui s'acharne depuis toujours à faire la paix, avec lui-même et avec les siens. Si on décortique ses albums et sa manière de travailler dans l'industrie musicale, on ne peut qu'admirer son pouvoir rassembleur. À travers une saga en trois volumes ( La vie augmente vol.1 , 2 et 3 ) et son dernier album Labrador bleu, il a montré pleinement ce que voulait dire « faire la paix ». Rien de moralisateur dans ce projet. On écoute simplement un gars qui chante l'apaisement avec ses erreurs passées, la guérison des blessures et l'amour pour les siens, au sens large du terme : sa famille, ses potes, ses pairs du rap, son public. Ce triptyque apaisement/guérison/amour synthétise bien l’œuvre d'ISHA et ce que peut être la paix intérieure. Et puis, pour revenir à ce premier nom utilisé dans sa carrière, il évoque aussi le pacemaker, appareil qui simule les impulsions cardiaques pour maintenir un être humain en vie. Sans aucun doute, la musique du rappeur bruxellois nous maintient en vie.
C'est donc plein d'une belle énergie vitale que je me dirige le 4 décembre vers le cœur de Bruxelles. Ce concert, j'ai décidé de le partager avec mon frère, parce que la discographie d'ISHA est pour nous une passion commune. C'était donc tout naturel d'aller crier les mêmes paroles ensemble. Ce que je ne savais pas en m'approchant de l'Ancienne Belgique, c'est qu'il y aurait un supplément d'âme à cette communion fraternelle, parce que le projet artistique du rappeur belge est avant tout une affaire de famille.
L'ambiance dans la salle est vite chaleureuse et Doums (rappeur bien connu du collectif parisien L’Entourage ) y participe en assurant la première partie. Il arrive à faire chanter la foule sur ses nouveaux sons et sur d’autres plus anciens dont les refrains résonnent encore dans les têtes des fans du groupe. Ouvrir une scène n’est pas chose aisée et le rimeur parisien relève le défi, soutenu aussi par Slkrack, rappeur montant du 18eme arrondissement, venu nous gratifier de l’inédit « Captain America ». Le public est donc bien en jambe pour accueillir ISHA, qui débarque sur les morceaux les plus dynamiques de son nouvel album. On a donc le droit à « Étage » et « À plat ventre » dont les refrains sont repris avec force par tout le monde. Franchement, ça fait du bien de se retrouver avec des personnes exercées aux paroles. C'est plutôt rare d'avoir autant de gens rassemblés qui connaissent la setlist d'un concert sur le bout des doigts. Que ce soit sur des titres plus anciens ou sur les sons de Labrador bleu , cette harmonie ne va pas disparaître. Pendant deux heures, ISHA est chef d'orchestre. C'est là qu'on reconnaît un rappeur qui a l'expérience et l'amour de la scène.
Les concerts de rap peuvent être décevants parce que c'est un style de musique qui est victime de son succès. Certains artistes sont propulsés trop tôt en haut de l'affiche et se retrouvent à gérer des concerts avec peu de préparation. D'autres vont adopter une attitude de star arrogante, avec beaucoup de playback et des shows très courts. En face, le public est parfois difficile à gérer, trop excité et acharné au pogo là où il n'y en a pas besoin. Cette danse chaotique consistant à se jeter au maximum les uns sur les autres, développée dans les milieux punk et métal, s'est invitée dans le rap et pas toujours de la manière la plus judicieuse. On peut assister à des pogos sur le titre le plus mélancolique ou le plus loveur d'un rappeur et ça gâche un peu le plaisir. Heureusement, ISHA bénéficie d'un charisme et d'une expérience de la scène qui forcent le respect. Le public de l'Ancienne Belgique s'est laissé guidé. On a basculé avec aisance entre les moments de danse chaotique sur des banger1 comme « Tony Hawk », les feats endiablés sur « Meilleur karaté » (avec Caballero et JeanJass ) ou « Starting Block » (avec Limsa d'Aulnay) , et les moments plus mélancoliques ou mystiques sur « Balle dans la tête » ou « Les magiciens ». Des morceaux comme ceux-là font le ciment du concert.
Déjà lors de son passage à la Machine du moulin rouge à Paris, ISHA assurait avoir vécu quelque chose de particulier avec son public en interprétant « Les magiciens ». Presque trois ans plus tard, il y a toujours une atmosphère électrique qui se déploie. Le morceau est d'autant plus intense qu'il traite d'une partie violente de l'histoire de la Belgique : la colonisation du Congo. Les parents du rappeur natif de Woluwe-Saint-Lambert sont congolais et on écoute s'incarner sur un seul titre les thèmes de l'immigration, de la transmission et de la filiation. Si ISHA chante les stigmates de la colonisation sur scène ce 4 décembre 2022, c'est que son œuvre en est, pour partie, le produit. C'est d'autant plus significatif lorsqu'on sait que son credo « La vie augmente » est un hommage au film de son oncle Ngangura Dieudonné Mweze La vie est belle , réalisé en 1987 et considéré comme l'un des grands films africain. Il y a donc dans la reprise en chœur de « Les magiciens » un mélange de joie et de tristesse, qui transpire dans toute la discographie d'ISHA et qui ne quitte pas le public de l'AB. Cette émotion étrange, on va la ressentir à son paroxysme dans un morceau où elle est affirmée explicitement : « C'est un mélange de joie et de tristesse/ Mes larmes ont pu remplir des citernes »
Ces phrases sortent du refrain de « Mp2m » qui dessine le deuil d'un père. Le rappeur belge a décidé de chanter ce morceau avec son fils sur les genoux, décuplant là encore le sens et la portée du mot filiation. La mère d'ISHA finit par les rejoindre et il est difficile de ne pas sourire de cette union des générations offerte à un public hétérogène, mélangeant trentenaires fans de la première heure et jeunes d'à peine vingt ans ayant sûrement dévoré la discographie en partant de la fin. Ici je me sens à ma place, sûrement comme la majorité des gens, parce que je trouve un miroir dans les paroles scandées sur cette scène. Dans un concert comme celui-ci, le sentiment d'appartenance est fort. C'est ce que je me disais en reprenant avec les autres la fin du refrain de « La familia » : « Elle m'dit qu'j'ai beaucoup d'copains bizarres, pour moi, c'est la familia. » Oui, vraiment, c'est une histoire de famille, dans les liens du sang et au-delà.
Limsa d'Aulnay, fidèle acolyte d'ISHA depuis quelques années, nous le prouve aussi. Sur les morceaux qu'ils performent ensemble, l'alchimie est au rendez-vous et lorsque le Français se retrouve seul, il en rajoute une couche sur l'esprit de famille en faisant chanter « Papy ! Mamie ! » au public pour honorer ses grands parents venus assister pour la première fois à un de ses concerts. La complicité déjà omniprésente dans l'enceinte de l'Ancienne Belgique est alors encore renforcée. Certains fans de football disent aller au stade comme à l'église. Ce soir, il y a quelque chose de cet ordre.
Cette communion éclate vraiment à la fin du rappel, où tous les invités se rassemblent sur scène pour entonner le titre aujourd'hui le plus célèbre du bruxellois : « Magma » Ce son fait office d'hymne et comme pour beaucoup, on dirait qu'il a été élevé à ce rang par un heureux hasard. Les paroles ne sont pas les plus percutantes de la discographie, il n'y a pas d'invité de marque ou de refrain accrocheur. Pourtant il fonctionne à merveille et ça me fait toujours un truc quand je l'écoute au casque ; encore plus ici, au milieu de la foule et d'un jeu de lumière tout bleuté. Ce concert a été un beau tour d'horizon sur une carrière déjà bien remplie et finir sur cet air-là sonne comme une évidence. C'est l'évidence tirée avec force des contradictions avec lesquelles on se débat toute notre vie. C'est aussi ça, la musique d'ISHA : nous montrer la réconciliation, la puissance créatrice des choses qui se heurtent.
Les hommes deviennent poussière, la glace peut brûler comme le magma.