Jaco, Toto,
Trois semaines après la sortie du Tout Nouveau Jaco Van Dormael, le Tout Nouveau Testament , faisons la lumière sur l’un de ses meilleurs films : Toto le héros (1991). Si les années ont passé, que Toto – et surtout Michel Bouquet – ont bien grandi, cette comédie dramatique à la belge n’a pas pris une ride.
D’un film à l’autre
La productivité artistique s’épanouit lorsqu’elle est en prise avec quelque chose, un objet, un sujet ou une pensée. Mais elle s’épanouit aussi lorsqu’un artiste est conscient du regard qu’il porte sur le monde, ainsi que sur lui-même. D’un film à l’autre, un cinéaste modifie ou non cette conscience ; d’un film à l’autre, nous pouvons, nous spectateurs, nous permettre de mettre son œuvre en perspective.
Le cinéma belge a quelques prophètes, même s’ils ne font pas toujours l’unanimité. Jaco Van Dormael en fait partie, et le rend bien à son public en faisant un cinéma profondément ancré dans son lieu et dans son temps, le tout subtilement, sans d’écœurantes odeurs de friture ni accents grotesques. Toto le héros est ainsi tourné dans la Cité-Jardin (Floréal) à Watermael-Boitsfort. Une cité ouvrière belge typique des années 1950 (époque de la jeunesse de Toto). On y retrouve une famille authentique, allant acheter des biscottes Anco au Bon Marché. Nostalgie.
Thomas Van Hazebrouck est un vieillard aigri. Pour cause : depuis ses huit ans, il est persuadé d’avoir été échangé à la maternité avec son voisin, le très riche Alfred Kant. Toto est un garçon à l’imagination débordante, et cette inventivité doublée d’immaturité ne le quittera jamais. Le film met ainsi en scène la vie rêvée d’un homme à qui il n’est jamais rien arrivé.
L’idée de Jaco Van Dormael était de faire un « bric à brac à partir d’éléments disparates ». Il a ainsi collecté dans un carnet toutes les idées qui lui venaient à l’esprit au fil des jours, mettant sur pied une histoire étonnante et originale, qui pourrait faire penser à un mélange entre l’énigmatique Citizen Kane d’Orson Wells (1941) et l’onirique Moonrise Kingdom de Wes Anderson (2012). Histoire de gosses, surtout, mais aussi d’énigmes, le tout développé dans une esthétique du beau plan et de la belle composition. Ajoutez à cela une once de cynisme, un rien de glauque, et le tour est joué.
Jaco Van Dormael donne ici le ton, qu’il réutilisera d’ailleurs dans Mr. Nobody dix ans plus tard, et met en place une narration à la fois subtile et chaotique. Dans ce fatras, seuls quelques éléments (visuels, thématiques, sonores, musicaux) viennent faire office de repères pour le spectateur : la robe jaune de la sœur de Toto qu’elle porte aussi bien lorsqu’elle a dix ans que lorsqu’elle en a quarante ; les bonbons roses de Toto qu’il mâchouille du premier au dernier jour de sa vie ; la chanson Boum de Charles Trenet, tantôt interprétée dans des intermèdes chantés, tantôt sifflotée par un personnage.
Certaines séquences sont fondées tout entières sur le système de la pensée par associations, troublant le spectateur, mais permettant également de mieux comprendre la psychologie de Toto, cet éternel gamin. La subjectivité des images est d’ailleurs sans cesse soulignée, soit en faisant adopter à la caméra le point de vue subjectif de Toto, soit encore en modifiant la perception des souvenirs en fonction de ses ressentis. Un souvenir heureux sera ainsi teinté de couleurs vives et chaudes, un mauvais souvenir recouvert d’un voile gris.
D’autres éléments de la mise en scène et de composition des plans viennent appuyer le sens général du film, de façon tout à fait savoureuse lorsqu’on y prête attention. Le thème du double, véritable enjeu de l’obsession existentielle de Toto, est mis en abyme à plusieurs moments, soit en recourant aux miroirs, soit en jouant sur la complémentarité ou la symétrie des plans filmant d’une part Toto, et d’autre part Alfred.
Ce que donne à comprendre cette narration zigzagante1 , c’est la complexité même de la personnalité de Toto, et plus largement celle de tout individu. Le film permet d’explorer l’intériorité d’un homme attachant, et sans doute un peu fou. Assez tragiquement, le spectateur se laisse porter par ce sombre cheminement, jusqu’au retournement final. La boucle est bouclée, l’histoire recommence.
Et dans la tête du spectateur résonnent ces vers de Verlaine, repris par Toto :
Je fais souvent ce rêve étrange et pénétrant
D’une femme inconnue, et que j’aime, et qui m’aime,
Et qui n’est, chaque fois, ni tout à fait la même
Ni tout à fait une autre, et m’aime et me comprend.