Dans Je suis Delphine et on est mercredi, Delphine Lecompte, tour à tour absurde, surréaliste et lapointesque, nous fait entrer dans un truculent espace protéiforme dans lequel les barrières identitaire, langagière et textuelle sont levées et joyeusement explorées.
Je suis Delphine et on est mercredi. Quand nous ouvrons ce recueil, nous sourions devant cette affirmation péremptoire aux antipodes de l’expérience mouvante que nous vivons au fil des vers. En interaction continuelle avec une cohorte de personnages loufoques, le « je » en vient à se confondre avec eux en les situant en lui et en les perçant donc pleinement à jour (« Mais il n’a pas le temps d’aller au théâtre / "Temps" lisez "argent" »). Ceux que la narratrice qualifie d’« imposteurs » l’autorisent à scénariser singulièrement son trouble identitaire (« Quand je me drogue je crois toujours que je suis une Aborigène psychotique / Et lorsque je tombe sur un Aborigène psychotique pour de vrai / Je ne sais plus comment réagir ("Frère ?", "Chéri ?", "Mon double ?" ») puis, progressivement, la conduisent aussi à jouir du degré zéro de son identité (« Depuis que je connais mon père je me sens davantage Delphine (…) Mais depuis que je le connais je peux enfin m’appeler Delphine »), ce que le titre du recueil annonce puis ancre et érige lorsque nous refermons ses pages et en reconsidérons la couverture.
Tout au long de ce curieux parcours, le cantonnement de la temporalité au présent n’impose aucune hiérarchisation temporelle des faits. Tout a lieu en même temps et semble être affirmé : c’est ce qui accentue la frappante succession absurde de ces faits (eux-mêmes insensés). Par conséquent, l’horizon d’attente des lecteur.rice.s s’évapore : les faits ne s’articulent pas en une scène logique mais se répartissent presqu’aléatoirement au gré des vers et des strophes, les lecteur.rice.s n’identifiant que la présence répétée de ces personnages farfelus, toujours génialement désignés par leur métier adossé à un acte hors du commun (« Juste un cordier squelettique qui regrettait un assassinat » ; « (…) au vicaire qui a battu le record de décorticage de crevettes ») ou à un adjectif inopiné (« arbalétrier coupable » ; « svelte chirurgien des arbres »). Toutefois, cette réalité décalée est rendue assimilable puisque irrationalité et syntaxe (dénuée d’anacoluthe) fusionnent par l’intermède de procédés chers aux surréalistes, ceux, par exemple, du cadavre exquis (« Un pêcheur damné m’offre un pendule à coucou ») ou de la gradation (« Tu veux voir un Hans Memling pour de vrai (…) Nous voyons un Hans Memling pour de vrai »). Si la rationalité du réel est dissipée, la fixité inefficace et soporifique du langage courant se morcelle également pour libérer une prolixité langagière des plus appréciables, ce qui rappelle évidemment les merveilleux écrits d’Eugène Ionesco : des dictons sont détournés (« Sur la banquette arrière il y a un pot de miel à moitié vide / Mais tu n’es pas pessimiste ») ou créés (« Si la mort est espagnole, la vie bien sûr est polonaise ») et des adjectifs (les seins puis les diplômes sont qualifiés d’« irréfutables », la résignation est « flambant neuve ») ou des expressions (« Ils sont nautiques à outrance ») se présentent sous un jour inattendu et réjouissant.
Cette inspiration surréaliste et absurde se complète par la volonté de réviser certaines frontières, celles que l’on dresse habituellement entre les humains et les animaux, les humains et les objets, entre les mots sans majuscules et les mots qui en portent ou entre les genres, ce qui corrobore la joyeuse re- et déconstruction de l’identité qu’opère perpétuellement la narratrice en réévaluant sa réalité. C’est ainsi qu’un comportement humanoïde est assigné aux animaux (« Pourquoi tu dors debout comme / un cheval mal à l’aise ? » ; « Le caméléon du savonnier est plein de réserve ») et aux objets (« (…) le baromètre ne ment pas mais il ne marche plus »), l’assignation genrée se pare de liberté (« Il devient elle dans mon poème ») et il en va de même pour celle des majuscules (le personnage de l’arbalétrier, maintes fois mobilisé, revêt pour la première fois une majuscule, après l’évocation de Dieu au vers précédent). De plus, les rôles des personnages n’obéissent plus à des carcans préétablis (lorsque la narratrice se fait voler ses affaires sur la plage, elle retrouve le voleur et partage ses affaires avec lui).
Dans sa quête de définition et de validation identitaire, la narratrice met un point d’honneur à être transparente avec ses lecteur.rice.s alors qu’elle dupe les personnages de ses poèmes (aussi bien dans une salle d’attente chez le vétérinaire que dans un bus : « "Je peux lire ta main ?" je lui demande/Bien que je ne sache ni ne veuille le faire »). Cependant, tandis qu’elle revendique une posture de créatrice consciencieuse (« ça ne sonne pas poétique non / Ça sonne comme si j’étais une bête femme qui… » ; « Ceci aurait dû être un poème court / 1 seule strophe géniale sur le vertige ») et intègre (« Oui, j’ai déjà voué plusieurs poèmes à des cordiers / Mais chaque fois je les avais inventés, ou c’étaient des métaphores / Et voilà que finalement j’ai rencontré un cordier plus vrai que nature / J’ai peur de le présenter, peur que vous ne me croyiez plus »), elle désire simultanément jouer à nouveau avec les frontières, celles, cette fois-ci, qui séparent fiction et réel (« "Pourquoi ?" lui ai-je assené / "À cause de la rime peut-être ?" » ; « Je veux que ma mère guérisse dans mes poèmes »), militant ainsi pour un brandissement poétique contre la rationalité quotidienne, pour un renversement salutaire de la fiction et du réel. Plus encore, elle fait concomiter deux réalités, celles de l’hésitation et de l’affirmation, grâce à un prodigieux enjambement (« Dans la baignoire d’un faux cordier je pense / À mon père, c’est pas la première fois »).
Comment ne pas songer par ailleurs à Boby Lapointe lorsque nous lisons Delphine Lecompte ? Lapalissades (« Tu as l’air abattu et amer. / Puisque tu l’es »), zeugmas syntaxiques (« Sur les rochers il y a le Bic que mon père m’a donné, sans raison ni valeur » ; « Il me donne les 20 cents et un sermon »), paronomases (« La Mer Erronée »), jeux de mots ([en parlant d’un horloger] « Il en connait un rayon sur le temps »), réflexions et anaphores enfantines colorent l’oreille et le cœur dans un univers poétique parfois morbide et cruel.
Distillée au gré des poèmes, cette noirceur en épargne certains, dont « Ainsi tu deviens un enfant », dans lequel la narratrice encourage gaiement un enfant à se fondre dans la flore et la faune des forêts et des mers et à se faire « prédire l’avenir par les poules insouciantes », comme voies d’acheminement vers l’amour et la magnificence. Celle qui fait place à la perversion et à la mort affirme aussi qu’« il y a de l’espoir pour tout un chacun » : cette antinomie est à même d’être accueillie par la construction absurde des scènes et, plus encore, peut être polie et rehaussée par cette dernière qui, non seulement, allège les sombres éclats pragmatiques mentionnées mais qui révèle aussi la belle douceur poétique du quotidien (« Dans la boutique du musée tu achètes des aimants/Mais le soir ils tombent de notre frigo/Quand les voisins s’entrainent au fox-trot » ; « Nous sortons, il y a du brouillard et nous nous retrouvons séparés » ; « Un homme me séduit avec un jeu de mots »).