Le roman de Emmanuelle Bayamack-Tam, paru il y a déjà sept ans, traverse les années. Et s’il continue de nous marquer c’est parce qu’il y est simplement question d’humanité, dans ce qu’elle a de plus banal et de plus singulier.
Je viens
d’Emmanuelle Bayamack-Tam. Voilà un roman que j'avais envie de lire. Je n'avais pas compris grand chose au résumé et, généralement, j'ai besoin de savoir dans quoi je m'embarque pour commencer un livre. Mais ici, l'incompréhension a exacerbé ma curiosité. Les mots étaient beaux alors finalement je l'ai commandé et je l'ai lu. Et franchement, je ne sais pas trop quoi en penser.
Mes ressentis sont mitigés. J'ai eu du mal à accrocher, à continuer, à le terminer. Mais paradoxalement, j'étais aussi constamment impressionnée par chaque phrase que je lisais. Finalement, j'ai plus apprécié la forme que l'histoire en elle-même. Je ne pourrais même pas bien dire de quoi ça parle. D'une famille, d'êtres humains, de relations sans doute. Mais j'ai eu l'impression d'assister à un exercice ou à une performance littéraire. Et pour le coup, c'était vachement réussi ! J’aurais voulu pouvoir applaudir l'autrice alors pour honorer les phrases qui m’ont marquée, j'ai surligné de nombreux passages :
À défaut de mourir nous n'avons pas vécu, ce qui revient au même. Ou plutôt, nous ne devons qu'à nous le peu d'existence que nous avons réussi à sauver du néant auquel on nous destinait.
J'ai été bluffée par le style de Bayamack-Tam qui nous permet de saisir follement la sincérité du roman et la vulnérabilité des personnages. Il y a une justesse dans les mots employés qui donnent une impression fascinante de transparence. Sans filtre, nous avons accès à ce qu’ils sont. L'histoire met en scène une famille qui semble d'abord farfelue et loufoque mais dont on réalise malgré tout le caractère banal. Alors qu'on les trouve fous au départ, ils incarnent sans doute des pensées populaires encore actuelles. Ainsi, la frontière entre la fiction et la réalité est floue et parfois déstabilisante.
La première phrase du roman donne le ton :
L'un des plus grands avantages de la négligence parentale, c'est qu'elle habitue les enfants à se tenir pour négligeables, une fois adultes ils seront contents d'un rien.
Page après page, je me suis vue bouleversée par le renversement des codes et par les pensées des personnages complètement en dehors de la bienséance. Tout semble hors norme alors que les héros continuent d'être fondamentalement ordinaires. Sans doute que ce roman m'a touchée parce que j'ai eu l'impression d'accéder aux coulisses, à ce que l'on ne voit pas, à ce qu'on ne dit pas. Je suis entrée dans l'intimité d'une famille où l'on est normalement pas invité.
Tout est raconté comme une description, sans jugement : Charonne, l'héroïne, est grosse, noire et moche. Sa mère adoptive la déteste, tout comme son père et le grand-père; ce n’est un secret pour personne. Seule la grand-mère explique les efforts qu'elle fait pour essayer de se distinguer des autres et de l'aimer.
Ils sont tous racistes, fermés, avec des idées arrêtées, mais leurs pensées sont décrites avec une simplicité et une naïveté telles qu'on se surprend à les trouver attachants malgré tout.
Je ne suis pas raciste. La preuve, j'ai embauché un couple de Philippins tout aussi basanés que ma pseudo-petite-fille, et d'ailleurs j'adore Charonne en dépit de ses origines. Mais il faut tout de même se représenter ce que ça nous a fait de la voir débarquer avec ses tresses collées et sa bouche lippue (…) elle aura besoin d'une dot la pauvre, avec son problème de surpoids et ses cheveux qui mèneraient n'importe quelle femme en dépression.
La famille se demande constamment comment ils peuvent continuer à se côtoyer tant ils ne se comprennent pas, et pourtant ils continuent à vivre sous le même toit.
C'est la guerre des mondes, cuisine bourgeoise contre orthorexie militante instituée en pilier de la sagesse. Mais pourquoi diable mes parents continuent-ils à se mettre à la table familiale ?
Ce roman est piquant, drôle, alors qu'on aurait parfois plutôt envie de pleurer ! Il a l'air hors du temps et les dialogues sont tellement déjantés qu'on l'imaginerait bien en pièce de théâtre.
Non pauvre cloche, ton père n'est pas bourré. Encore qu'il se soit déjà mis deux ou trois pastis dans le pif depuis que tu es rentré – mais il lui en faut plus pour être ivre vu qu'il est complètement alcoolo depuis les années 1970, soit à peu près depuis l'époque de notre mariage, et non qu'il faille y voir un lien de cause à effet, car après tout j'ai toujours été une bonne épouse et il ne tenait qu'à lui d'être heureuse et sobre. Non ton père a la maladie des vieux et il serait temps que quelqu'un d'autre que moi s'en avise – toi par exemple (...)
C'est trop brut, trop vrai, avec une clairvoyance sur le monde si juste que ça vient titiller ce qu'on aimerait laisser tranquille. On frôle l'inceste, on observe le viol, on découvre les mensonges. On flirte avec les limites de l'acceptable, on bascule et puis on revient, on communique avec les morts, le tout dans une poésie folle.
« Tu vas quand même pas me reprocher de ressembler à ce que je suis ?
» : voilà sans doute ce qui explique les attitudes de chacun dans ce roman.
Bref, ce roman d’Emmanuelle Bayamack-Tam a eu son succès et les articles qui l'accompagnent, alors je n'ai pas tenté ici de le résumer mais juste de vous photographier mes ressentis. Et si ma chronique n'a ni queue ni tête, c'est sans doute que je suis encore imprégnée par le style lunaire du roman. Il est délirant, bouleversant, touchant, et la plume de l'autrice est inspirante et fascinante !