Retour sur Jeanne de Bruno Dumont sorti sur les écrans français en 2019 et qui fait suite au précédent Jeannette, l’enfance de Jeanne d’Arc (2017) . Un second volet à la structure plus classique et davantage tourné vers le drame, voir le mélodrame.
Jeanne démarre où nous l’avions quittée durant son enfance, en terrain familier, dans les dunes de la Côte d’Opale. Dumont filme cet espace en poussant de nouveau l’étalonnage des couleurs vers des tons bleutés avec des images parfois surexposées. Mais il délaisse ici les dialogues chantés et les envolées burlesques sur fond de musique électronique et rock de Jeannette pour une théâtralité plus affirmée.
Le réalisateur adapte à nouveau des extraits de l’œuvre théâtrale et poétique de Charles Péguy consacrée à Jeanne d’Arc : une première partie dans les dunes est ponctuée par les entrées et sorties de champ des protagonistes en discussion avec Jeanne ; en intermède, une chorégraphie équestre est mise en scène et imaginée comme une bataille ; le procès de Jeanne à Rouen, filmé dans la cathédrale d’Amiens, est lui rythmé par la frontalité des plans en champ-contrechamp. Une première également dans le cinéma d’expérimentation de Bruno Dumont : l’ensemble est mis en musique par Christophe, dont la voix pure, céleste, reflète dans plusieurs séquences les pensées de Jeanne, telles des voix intérieures. En accolant aux échanges parfois indigestes et lourds entre Jeanne et ses serviteurs, entre Jeanne et ses juges, des complaintes musicales suspendues de Christophe, Dumont allège son récit. Et l’on peut regretter qu’à la place de séquences d’échanges parfois accessoires, le film ne contient pas davantage de chants tendus vers les cieux. Ceux-ci permettent en effet d’atteindre à une part de l’intériorité de Jeanne.
La jeune Lise Leplat Prudhomme en Jeanne porte véritablement le film par la force de son regard pénétrant et ses yeux sombres, par la droiture de son petit corps dont les quelques déséquilibres à l’image nous ramènent à la fragilité de l’enfance. Mais aussi par l’agilité de son verbe renvoyé à la face des juges. Et son jeu tout en extériorité s’intériorise alors soudain au travers des envolées mélancoliques de Christophe.
Une des premières séquences du film, saisissante, est révélatrice de cette direction d’acteur : Bruno Dumont filme Jeanne habillée en guerrière, en plongée, le regard tourné vers le ciel tandis que l’on entend les paroles sur les horreurs de la guerre. Le plan suivant, d’une longueur peu commune et qui se rapproche sensiblement de Jeanne en travelling, nous la montre de face, attentive, le regard perçant, tandis qu’en surimpression apparaissent des chevaux. Une voix intérieure surgit donc, le soleil traverse le ciel, un regard porté vers l’au-delà s’adresse à nous avec toute sa force suggestive.
Dans Procès de Jeanne d’Arc (1962), Bresson nous invitait par d’autres moyens plus économes et dépouillés à pénétrer dans l’intériorité de son personnage, en partant uniquement d’elle, de sa présence à l’écran face aux juges, de son regard qui exprime sans forcer, et de la clarté atone de sa diction. Florence Delay, lors de plusieurs échanges avec les évêques, baisse le visage, ferme les yeux, non pour s’avouer vaincue, mais pour mieux recevoir et saisir le sens des questions qui lui sont posées et pour ensuite mieux y répondre. Ici Jeanne n’est pas non plus jugée sous la grandeur monumentale d’une cathédrale mais dans quelques décors à l’espace réduit pour mieux se concentrer sur ce qui se joue véritablement dans les plans : sonder l’intériorité de Jeanne au travers de ses paroles échangées et son regard.
Bresson explique ceci dans un entretien :
« J’ai tout ramené à Jeanne, pour échapper au style que l’on dit « historique » et pour créer une intensité interne. Les interrogatoires ne serviront pas tant à renseigner sur les événements, passés ou présents, qu’à provoquer sur la figure de Jeanne ses impressions profondes, à enregistrer le film des mouvements de son âme. Le sujet véritable est : Jeanne promise au feu et sa lente agonie. Il est aussi son aventure intérieure et le mystère, l’énigme non élucidée de cette merveilleuse jeune fille dont nous n’aurons jamais la clef. » (( Bresson par Bresson, Entretiens 1943-1983 , Éditions Flammarion, 2013, p.114))
Le cinéma de Bruno Dumont, depuis ses débuts, joue sur des contrastes, notamment des décalages entre son et image : c’est le mutisme de ses personnages Pharaon De Winter dans L’Humanité et du « gag » dans Hors Satan face à l’expressivité des éléments naturels captés en prise de son direct. C’est le comique qui vient cohabiter avec le tragique dans P’tit Quinquin . C’est la diction titubante, pas toujours compréhensible des acteurs non professionnels, qui dans Jeanne récitent du Péguy. Dans ce dernier film, Dumont trouve d’autres idées pour tordre le réel et creuser ses contrastes, et plus encore sans craindre les artifices. Par exemple, dans le choix des décors : la sécheresse naturelle des dunes que les personnages arpentent et où la présence d’un bunker ou d’un drapeau suffisent à installer une scène. À l’inverse, c’est la structure vertigineuse de la cathédrale, pleine d’ornements, qui sert de cadre majestueux au procès.
Ainsi, il est intéressant de découvrir dans plusieurs plans cet écart de proportion étonnant entre la petite taille de Jeanne et la grandeur imposante de la cathédrale. Un rapport d’image troublant, qui renforce la solitude de Jeanne et la charge écrasante du procès qui pèse sur elle. Bruno Dumont, de film en film, est de plus en plus proche de ses personnages et donne à ses plans une amplitude visuelle bien plus verticale qu’auparavant à mesure qu’il est de moins en moins paysagiste, qu’il resserre ses cadres. En témoignent les personnages qui lévitent dans Ma Loute ; les bouses de vache qui tombent du ciel dans Coincoin et les Z’Inhumains ; et ici, Jeanne le regard tourné vers l’au-delà où les juges, à l’écoute d’une chanson de Christophe, interloqués, qui soulèvent leur regard vers des parties de l’édifice de la cathédrale. L’horizon des dunes, lui, à l’arrière-plan est flou. On assiste dans son cinéma à une forme de concentration et d’indécision de l’espace et dans un même élan, depuis ses premiers films jusqu’à ce dernier, à un déplacement du jeu de l’acteur vers davantage d’extériorité : des acrobaties loufoques du commandant Van der Weyden et ses expressions clownesques du visage, aux traits tirés et affirmés de celui de Jeanne.
Tout ceci peut laisser songeur quant à la suite que va donner « le cinéaste des Flandres » à son cinéma en perpétuelle mutation. Nul doute que son prochain film, Par un demi-clair matin , qui suivra la trajectoire tumultueuse d’une journaliste (dans les couloirs fermés des plateaux de télévision ?), ne manquera pas d’élever notre regard.