Johannesburg
Cataloguée reine incontestée du crime, la ville de Johannesburg peut se targuer d’un art urbain pétri d’œuvres foisonnantes et audacieuses. En plein cœur de la cité, le long des voies ferrées ou dans les quartiers abandonnés, les luttes passées et les préoccupations d’aujourd’hui se muent en fresques, installations et mosaïques hautes en couleur.
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En quittant Johannesburg, ses gratte-ciel et son aura tourbillonnante, le périphérique s’éparpille en routes innombrables où les voitures se déversent à toute vitesse, dans une multitude de directions : Pretoria, la capitale ; Kleinfontein, le ghetto afrikaner interdit aux gens de couleur ; Durban, le fief de Gandhi ; Cape Town tout au Sud, à la pointe du continent et aussi, bien plus proche, Soweto.
Situé à une quinzaine de kilomètres de Joburg, le South Western Township compte aujourd’hui 1 300 000 personnes, et fut créée – dans un but bien précis – au tout début des années 1950. Dès 1948, l’apartheid est officiel, la politique raciste mise en place depuis plus de deux siècles peut enfin s’épanouir, en toute légalité, au vu et au su de toute la planète. Lorsque des territoires entiers commencent à être classés « zone blanche », les habitants « nie-blankes » en sont déportés et priés de s’installer un peu plus au Sud.
Au moment de sa fondation, Soweto, qui deviendra plus tard le symbole d’une incroyable et bouleversante résistance , échappa de peu au nom de Verwoerdville, en hommage à Hendrick F. Verwoerd, le ministre des Affaires indigènes. Ce calviniste, père de sept enfants et futur président du pays, est aussi le concepteur des bantoustans. Qualifié de « grand architecte de l’apartheid », ce natif d’Amsterdam pour qui les Noirs n’étaient que des « porteurs d’eau et des coupeurs de bois » finira poignardé à mort par un malade mental.
Ici, dans le Nord de l’Afrique du Sud, les hivers peuvent être sacrément froids, surtout quand la nuit tombe, vers six heures du soir. Ce matin, le ciel est parfaitement clair, d’un bleu roi éclatant, sans aucun nuage, comme souvent d’ailleurs. Le soleil brille d’une chaleur fort agréable, mais la fraîcheur, bien vivace, exige un bon pull en laine, des gants et une veste pour se protéger du vent, qui ne tardera pas à se lever sur le plateau perché à plus de 1 600 mètres d’altitude.
Avant d’atteindre le cœur de la banlieue mythique, c’est une suite interminable de bidonvilles qui défile le long de la route. Il y a des cabanes en taules ondulées et toutes sortes d’abris bâtis à même la terre. Il y a aussi les shacks , ces baraquements peints en blanc, absolument identiques et collés les uns aux autres, construits à la fin du XIXe siècle : il fallait bien loger les ouvriers, les mineurs et les chercheurs d’or venus des quatre coins du globe. Placardée sur une fenêtre, une affiche aux couleurs de la nation dit ces mots, en zulu et en anglais : « Madiba, dans nos cœurs pour toujours ».
Centre-ville. En remontant la très touristique Vilakasi Street, où Mandela et sa famille ont vécu de nombreuses années dans une petite maison en briques rouges, l’achat de jolies boucles d’oreilles confectionnées à partir de câbles téléphoniques imposera une petite balade avec le vendeur déguisé en guerrier zulu, à la recherche de monnaie pour le change . En marchant, il se met à évoquer l’histoire de ces milliers d’enfants pris au piège, ici même, sur les trottoirs de ce quartier, il y a près de quarante ans.
Dans la première rue à droite, au loin, une peinture murale attire immédiatement l’attention. Les personnages du tableau sont une femme, majestueuse, vue de dos, les bras levés vers le ciel. À sa droite, un véhicule blindé, sombre et menaçant ; entre eux, dessiné en tout petit, un homme minuscule qui à l’air de passer. Il y a aussi ces sept lettres épaisses, peintes en rouge vif : « I Africa », « Moi, l’Afrique » . À l’extrême gauche, un adolescent porte un enfant dans ses bras. Le petit garçon sans vie s’appelle Hector Pieterson, il a douze ans et vient de recevoir une balle dans la gorge.
Le 16 juin 1976, près de vingt mille lycéens descendent dans les rues de Soweto pour protester contre l’obligation d’étudier en afrikaans et non en anglais, ou dans leur langue maternelle : le zulu, le xhosa, le sotho, et bien d’autres encore. La jeunesse défile avec des banderoles où il est écrit : « Pendant combien de temps allons-nous être encore humiliés, choqués, frappés, violés, tués ». Elle chante les luttes ancestrales et se déplace en masse comme un seul homme. Des centaines d’enfants sont cernés et tués par la police, dont Hector Pieterson, considéré comme la première victime de ce bain de sang. Lorsqu’il s’effondre à terre, un écolier de dix-sept ou dix-huit ans, Mbuyisa Makhubo, se précipite pour lui porter secours. Quelques minutes plus tard, Antoinette, la sœur d’Hector, est informée du drame. Ils se mettent tous les deux à courir dans l’espoir d’un miracle – il n’y a que deux médecins noirs à Soweto.
La terrible scène est photographiée et fera le tour du monde, réveillant les consciences d’une communauté internationale totalement indifférente. Ce que l’on appelle désormais les émeutes de Soweto marquera le début de la campagne internationale de boycott de l’Afrique du Sud . Mama Africa, la grande Miriam Makeba, alors en exil, chantera sa tristesse dans le poignant Soweto Blues. Lorsque le pays sera débarrassé de l’apartheid en 1991, le 16 juin sera décrété Jour de la jeunesse. Aujourd’hui sur tout le continent, cette date célèbre la Journée de l’enfant africain.
Mbuyisa Makhubo, tenant Hector Pieterson à bout de bras, disparaîtra de la circulation après la forte médiatisation de cette histoire. Harcelé par le régime, il s’enfuira au Nigéria d’où sa famille recevra ses dernières lettres, en 1978. Sur le site du musée Hector Pieterson à Soweto (où travaille Antoinette), les paroles de la mère de Mbuyisa sont gravées dans la pierre : « Mbuyisa est, ou était mon fils. Mais il n’est pas un héros. Dans ma culture, porter Hector n’est pas un acte d’héroïsme. C’était son boulot en tant que frère. S’il l’avait laissé à terre et que quelqu’un l’avait vu enjamber Hector, il n’aurait plus jamais été capable de vivre ici. »
Le vent souffle ses premières bourrasques, annonçant une possible tempête de sable.