Johannesburg
Cataloguée reine incontestée du crime, la ville de Johannesburg peut se targuer d’un art urbain pétri d’œuvres foisonnantes et audacieuses. En plein cœur de la cité, le long des voies ferrées ou dans les quartiers abandonnés, les luttes passées et les préoccupations d’aujourd’hui se muent en fresques, installations et mosaïques hautes en couleurs.
Retrouvez les deux autres volets de ce reportage :
Johannesburg, pépite d’art (2) : Hector Pieterson, l’enfant de Soweto
Johannesburg, pépite d’art (3) : exposition permanente
Le boxeur de l’ombre
Pas évident de retomber sur cette magnifique et gigantesque peinture murale de Nelson Mandela , aperçue furtivement en voiture quelques jours auparavant. Malgré sa taille, quarante mètres de haut, le portrait de l’enfant chéri du pays est niché dans un endroit tellement isolé, et si peu fréquenté, qu’il faudra un peu de temps avant de pouvoir l’admirer. Nous sommes au Sud-Est de Johannesburg, dans un quartier désert et poussiéreux où s’alignent entrepôts, garages et usines . À dire vrai, un lieu dénué de tout intérêt touristique. Tout le monde connaît l’œuvre, chacun est de bonne volonté pour vous aider mais pour l’instant, aucune image ne se profile à l’horizon. Il faut alors déambuler dans les rues, passer sous des ponts, revenir sur ses pas et demander sans cesse aux passants : « Mais où se trouve Madiba ? »
Un peu plus loin le long du trottoir, un petit groupe de travailleurs – manifestement en pause – se déhanche joyeusement au son d’une musique qui pourrait être du kwaito, ce fameux mélange de house et rythmes traditionnels africains né dans les townships de la ville, au début des années 1990, juste avant la fin de l’apartheid. Entre deux éclats de rire et quelques gorgées de bière , la sympathique bande de gais lurons se met à agiter les bras en faisant de grands gestes : « C’est juste là dans cette rue, derrière ce bâtiment », une allée traversée à maintes reprises…
Et puis enfin, la fresque. Autant dire que la surprise est de taille, cela valait vraiment le coup de se perdre. Il faut bien lever sa tête car on pourrait la louper tellement elle est grande. Sculpturale, immense et émouvante. Neuf étages d’un immeuble quelconque magnifiés par un Nelson Mandela en boxeur à l’époque de ses jeunes années, les poings serrés et le regard franc.
La peinture représente The Shadow Boxer , du nom de la photographie prise en 1953 sur le toit d’un building situé non loin d’ici. Tata Madiba, la future star interplanétaire, le sage pacificateur, est en position de défense (ou d’attaque ?) , prêt pour l’uppercut. Il est alors âgé de trente-cinq ans et pratique la boxe en amateur. Au moment du cliché, l’avocat pacifiste ne sait pas encore qu’il va basculer dans la lutte armée.
C’est le massacre de Sharpeville en 1960 qui changera la donne. Ce jour-là, le 21 mars, plus de cinq mille personnes défilent pacifiquement dans les rues de ce township du Transvaal pour réclamer la fin du pass , une pièce d’identité obligatoire qui limite la liberté de mouvement. Lorsque la police commence à tirer dans la foule, les gens se dispersent rapidement mais les corps tombent. Soixante-neuf personnes (dont huit femmes et dix enfants) sont froidement assassinées d’une balle dans le dos. Face à l’insupportable, les actions symboliques sur le mode Gandhi ou Martin Luther King n’ont désormais plus grâce aux yeux de Mandela.
« Guérilla, terrorisme et révolution ouverte » seront ses mots pour évoquer ce temps où il reçut une formation militaire à l’étranger, avant de se livrer à des actes de sabotage et à la pose de bombes. Au cours de sa détention à partir de 1964 et pendant des années, l’ANC — sa formation politique — continuera de perpétrer des centaines d’attentats terroristes dans des lieux publics , faisant de nombreuses victimes dont des femmes et des enfants.
Nelson Mandela, auréolé d’un prix Nobel de la paix, est bien le boxeur de l’ombre, telle cette peinture qui surgit de nulle part, imbriquée dans un endroit caché et inconnu. Ses yeux bridés et son sourire de bouddha enviés par George Bush, Nicolas Sarkozy ou les Spice Girls révèlent aussi un homme prêt à tout pour la libération de son peuple.
La fresque fut réalisée en 2013 par le Sud-Africain Ricky Lee Gordon (alias Freddy Sam) , qui se définit comme un « artiste mural et militant de l’art ». Sur l’initiative de la circonscription de Maboneng, une zone en pleine revitalisation, elle fut achevée le jour des funérailles de Madiba . Le tableau s’intitule Je suis parce que nous sommes , titre inspiré de l’ubuntu, une notion philosophique humaniste venue de l’Afrique australe. Imprégné par cette pensée éthique depuis l’enfance, le héros de la lutte anti-apartheid aimait dire : « Vous ne pouvez pas être humain tout seul, un individu est un individu à cause des autres individus. »
Découvrez toutes les œuvres de Freddy Sam sur son site .