Keep Right , nouvelle création de la Compagnia Atipica Randagia, nous fait prendre conscience de l’exploit que supposent le déplacement et la survie dans la ville, et expose la déshumanisation que nous subissons dans le milieu urbain.
Quatre personnages vont essayer de se frayer un chemin dans la jungle de la ville pour tenter d’arriver à leur destination, un point de rendez-vous. Rien de plus simple ni de plus dangereux : le tissu urbain devient un animal sauvage à apprivoiser.
Lorsque le public entre, les quatre comédiens se trouvent déjà sur scène et s’étirent consciencieusement. Une lumière ténue les accompagne, ainsi qu’un guitariste, côté jardin. Tout à coup, un plein feu, un grincement à la guitare : la machine se met en route.
De façon progressive, les étirements des comédiens vont sortir de l’ordinaire, se répéter, se décliner, pour devenir des gestes, des mouvements, partie intégrante d’une chorégraphie. Les corps se transforment ainsi en pièces d’un engrenage, une chaîne (humaine) aux mouvements mécaniques, répétitifs et pourtant fascinante, dotée d’une sorte d’esthétique robotique hypnotique.
Voilà l’une des idées principales dans ce spectacle : la ville, comme cet engin frénétique, est composée d’êtres humains à part entière, de pièces qui s’assemblent pour chercher un rythme commun. Ils deviennent ainsi de simples pignons, des automates qui, dans l’espoir d’arriver à un but, s’oublient sur le chemin. De cette façon, les quatre personnages alternent entre ce corps robotique imposé et un être entier, avec toute la panoplie d’émotions qui lui est réservée, une nature sensible et imparfaite, propre du vivant.
La mise en scène traduit parfaitement cette idée avec une série de moments chorégraphiés et d’autres qui comprennent des monologues des personnages, une façon de mettre en lumière chacune des pièces de cette machine qui, une fois prises individuellement, dévoilent une âme bien plus humaine que celle que son entourage lui permet de montrer. Des moments à la fois de faiblesse mais aussi d’affirmation, de détachement par rapport à la vague qui les emporte et de prise de parole dans un monde sans dialogue. Angoisse, stress, nostalgie, des états d’esprit qui ne sont certes pas agréables mais qui conforment le tissu humain ; tout comme l’humour, basé sur nos expériences quotidiennes dans les transports ou dans les rues, et qui met en évidence la difficulté absurde de survivre dans un milieu qui a été conçu justement pour cela, pour que nous y vivions.
Ces êtres, vrais, authentiques, regardent les spectateurs dans les yeux, se détachent du robotique pour établir un contact organique. Et pourtant, les sons électroniques de la guitare, tantôt industriels, tantôt machinaux, les arrachent à cet instant privilégié pour les replonger dans la jungle de la ville, dans un combat primaire, préhistorique presque, pour survivre. Se met alors en place un paradoxe intéressant entre la modernité et le progrès apparents de la ville et son univers sauvage latent. Les personnages incarnent cette lutte incessante, ainsi qu’une autre qui se fait à un niveau plus interne, plus personnel : la volonté de rester soi-même et d’éviter de se faire avaler par l’entourage. Nous assistons à un va-et-vient constant entre le mécanique et l’humain, l’imposition et la liberté, tant dans la forme comme dans le contenu.
Où vais-je ? Pourquoi suis-je ici ? Quel est mon but ? Le texte d‘Elisa De Angelis est ponctué de ces grandes questions existentielles sans leur donner de réponses ; ou, du moins, sans en imposer. Il s’agit ici plutôt d’un état des lieux, une représentation de cette ambivalence entre civilisation et barbarie, une peinture d’un écosystème chaotique et sauvage où prime la loi du plus fort ou du plus rusé, celui qui arrive à dompter cette géométrie sauvage.
Keep Right nous place face à notre reflet et nous fait prendre conscience d’une situation que nous oublions, devenue quotidienne et naturelle, dont nous sommes à la fois témoins, victimes et complices.