Krétakör / The Party
Sur le plateau nu, un grand cercle tracé au sol et des musiciens live . Un « monsieur Loyal » en costume cravate bleue libérale s’avance. Ce soir, se jouera devant vous « la grandeur et la décadence » de la démocratie moderne. La scène se passe en Hongrie, c’est-à-dire en Europe.
Premier tableau : deux couples discutent de la situation embourbée du pays. Longue suite de plaintes à propos des tsiganes, de la corruption, de la jeunesse, du travail. À la suite de ce constat, le directeur de l’école du village et un jeune entrepreneur se présentent aux élections locales. « En 1920, nous avons connu l’humiliation des puissances européennes [référence au traité qui a réduit la Hongrie à une peau de chagrin, au sortir de la guerre], rappelle le directeur. Nous avons connu le joug du communisme, maintenant, il est temps de poser la question de fond : quelle est notre identité nationale ? » L’entrepreneur est plus pragmatique (il n’a pas fait d’études, s’excuse-t-il) : l’heure est à l’action. Il faut se retrousser les manches et conduire le pays vers la modernité. Au milieu des discours, de jeunes circassiens virevoltent, brassent l’espace de leurs corps souples et bondissants, font rouler une structure en acier qui pourrait être un globe terrestre. Ils représentent une jeunesse pleine de mouvement, mais qui se cherche, s’envole puis trébuche. Les élections ont porté les pragmatiques au pouvoir. Mais très vite, l’enthousiasme fait place à la real politik. Le maire reçoit des injonctions des « hommes de la capitale » : privatiser – moderniser – épurer. Brusquement, la Hongrie rurale découvre que les problèmes d’argent sont en fait des problèmes d’idéologie. L’argent n’a pas d’odeur, certes, mais ici il sent drôlement le tout-à-l’égout.
Si Bertolt Brecht avait fait du théâtre en 2014, il se serait appelé Arpad Schilling. Ce dernier met en scène un théâtre politique, critique et jubilatoire avec tous les outils de la distanciation : théâtre en train de se faire en direct, interpellation du public, allers-retours entre l’intime et le politique, projection de données sur écran, humour, ambiguïté des solutions proposées. Jusqu’aux fameuses songs , ici interprétées par une jeune chanteuse métisse, accompagnée de ses musiciens aux guitares enragées.
Et Schilling de poser le statut des forces vives d’une nation qui se cherche. Que faire de cette montée de sève qui emplit les écoles ? Quel horizon leur indiquer ? Par divers signes, il présente l’enthousiasme et les attentes de la jeunesse récupérée — jusque dans ses slogans — par les forces néolibérales et populistes. Il montre les mirages de la démocratie 2.0 qui, au nom du progrès, liquide les anciens référents et privatise les écoles pour y faire la leçon . Avec The Party , on a affaire à une sorte de théâtre documentaire qui n’exclut ni la poésie (comme ces magnifiques envolées d’amour, littéralement planantes) ni le mythe (les jeunes doivent-ils « tuer le père »?). Schilling interroge le rapport entre l’idéal de justice, la réalité des élections et la récupération des slogans. Que peut offrir l’Europe à ces pays issus de l’ancien bloc de l’Est (la Hongrie a intégré l’Union en 2004), quand le discours qu’elle leur tient est celui du libre échange ? Quelle sera désormais la place de ceux qui ne pourront pas s’adapter dans cette fuite en avant néo-darwiniste : les Roms, les personnes handicapées, les enseignants de cinquante ans ? Tandis que, dans le même mouvement, la société de consommation anesthésie toute créativité à coup de promos , de gadgets , d’implants mammaires et de party ?
Thomas Hobbes, l’écrivait déjà en 1651 : l’homme étant, par nature, un ennemi pour son prochain, la raison lui commande de céder sa liberté à un pouvoir fort, qui deviendra sa meilleure garantie contre le chaos. Schilling relance le débat dans un final magistral, sous la forme d’un happening qui fait la part belle à l’ambiguïté, voire au malaise. Face à ces jeunes Hongrois qui chantent, iPad en main, une forme d’unanimisme béat et sage, que sommes-nous censés applaudir, nous les Européens de la première heure ? La « fin de l’Histoire » ou l’accomplissement de la pensée unique ? Réponse le 25 mai, dans les urnes.
Réservations :
www.kfda.be/fr
Billetterie : cinéma Marivaux, ouverte de midi à 19 heures.
98 boulevard Adolphe Max
1000 Bruxelles
T +32 (0) 70 222 199