Du 11 au 29 septembre, l’opéra Pikovaya Dama ( la Dame de pique ) du compositeur russe Piotr Ilitch Tchaïkovski s’invite à la Monnaie (Bruxelles). Un opéra sous la direction musicale de Nathalie Stutzmann, mis en scène par David Marton et qui aborde l’obsession du jeu.
Cela faisait deux ans que le metteur en scène visionnaire David Marton attendait ce moment. Deux ans qu’il aura fallu avant que son adaptation moderne de la Dame de pique ne voit le jour à la Monnaie. Aux commandes de cette nouvelle production, la cheffe d’orchestre et musicienne complète Nathalie Stutzmann l’accompagne. Sans toucher à l'essence structurelle de la nouvelle éponyme de Pouchkine, le duo rajeunit l'œuvre de 1834 en l’animant d’enjeux contemporains tels que les jeux d’argent.
L’amour au-delà des classes sociales
Thématique universelle, c’est bien d’un amour à première vue impossible dont il est question. Dans cet opéra revisité, l’histoire se déroule désormais à Léningrad sous le régime soviétique. Hermann, un officier d’origine modeste, tombe sous le charme de Lisa qui appartient à l’ancienne noblesse moscovite. Fiancée au prince Eletski, elle est la petite-fille d’une mystérieuse comtesse qui, dans sa jeunesse, avait dit-on fait fortune en jouant aux cartes grâce à une combinaison gagnante. Celle-ci gardée secrète, Hermann entend mettre la main dessus afin de gagner aux cartes à son tour, s’élever socialement et ainsi espérer épouser sa dulcinée. Obnubilé par cette combinaison, l’officier se perd petit à petit dans ses objectifs. Mû par la volonté de réussir par l’argent et d’accéder à des privilèges desquels il avait été écarté jusque-là, il en oublie Lisa qui l’aime pour ce qu’il est vraiment.
Mon âme est au pouvoir d’un rêve. Adieu ma paix.
Au cours de l’intrigue, le jeu prend une telle importance qu’il fait tomber le protagoniste dans une folie névrotique. Frôlant l’effondrement psychologique, Hermann inquiète ses camarades qui prennent progressivement peur de lui. Ainsi, dans le dernier acte, le décor austère de la Russie des années 1980, change pour un fond contrasté noir et blanc aux allures d’illusions d’optique. Le rêve et la folie se confondent avec le réel. L’orchestre, en symbiose avec les états d’âme des protagonistes, se fait plus puissant et menaçant. Le ton est saccadé et la flûte enchanteresse en fond rappelle l’illusion dans laquelle est plongé le personnage d’Hermann, joué par le talentueux ténor Dmitry Golovnin.
Jouer sa vie aux cartes
Si l’amour est l’un des thèmes centraux de la Dame de pique , il est surtout un prétexte pour parler de l’obsession du jeu. Ce dernier n’a pas la même signification selon les classes sociales. Si pour les oligarques russes, l’argent n’est pas un problème, pour les personnes plus modestes, le jeu devient risqué. Ayant bien plus à perdre qu'à gagner, elles jouent leur vie. C’est d’ailleurs pour cette raison que l’officier s’abstient de jouer tant qu’il n’a pas la combinaison secrète des cartes. Bien trop pauvre, il ne pourrait prendre part aux mises et préfère observer. La thématique du jeu, centrale, est d’ailleurs toujours d’actualité et transposable aux jeux en ligne ou aux paris sportifs. Obsédés, les joueurs peuvent tomber dans un engrenage dangereux où le jeu prend le pas sur le rationnel et conditionne toute leur vie.
Référence historique
Dans sa mise en scène, David Marton s’éloigne du contexte historique de la Russie tsariste imaginée par Pouchkine et opte pour une période plus récente, celle de la fin des années 1980. Avec un décor bétonné typique du régime soviétique, esthétiquement très réussi, Marton propose une interprétation personnelle à déchiffrer. Si le décor épuré et simple reste fidèle aux constructions de cette époque, il est en réalité bien plus réfléchi qu’il n’y paraît. Presque métaphorique, la structure (du décor) qui s’ouvre et se referme est une allusion aux blocs occidental et de l’Est. Avec la perestroïka, le peuple russe croyait en un monde nouveau et la jeune génération était persuadée qu’un changement était déjà en marche.
Dans la Dame de pique revisitée par David Marton, il y a aussi cette espérance d’une fin heureuse. La combinaison des cartes importe, en réalité, peu pour les spectateurs et c’est surtout un dénouement heureux, un happy end entre Hermann et Lisa que le public attend.
Cependant, bien qu’intéressante, cette référence au passé agissant comme un effet miroir ne saute pas aux yeux et peut laisser perplexe…
Le contexte de la perestroïka rend parfois floues les conditions inégales entre les protagonistes. La grand-mère, ancienne comtesse, se confond avec les classes beaucoup plus modestes.
Force du groupe
Tout au long de l’opéra, la population se meut et suit de manière dynamique les protagonistes. Sans pour autant former un chœur homogène, certains individus se distinguent de la cohorte. Sa présence précieuse ainsi que l’excellent orchestre permettent de transmettre les intentions nécessaires lorsque les solistes perdent en intensité. Il faut dire que la cheffe d’orchestre, Nathalie Stutzmann avait fait un gros travail en amont pour comprendre ce que Tchaïkovski voulait dire. Rien n’est laissé au hasard et les subtilités de la partition sont saisies. De là, les nuances se font entendre et traduisent des extrêmes émotions que vivent les protagonistes. C'est d’ailleurs cette clarté musicale qui permet l’identification aux personnages. Vers la fin, le corps prend encore en force et, pour reprendre la cheffe, joue aux “montagnes russes sur un crescendo permanent”.
Reste à souligner les prouesses vocales solides du ténor Dmitry Golovnin (Hermann) et de la soprano russe Anna Nechaeva (Lisa) qui laissent entendre les émotions de leur rôle. Laurent Naouri dans le rôle du Comte Tomsky se révèle aussi remarquable.