La démesure des corps
La danseuse et chorégraphe danoise Mette Ingvartsen a présenté au Kaai le deuxième spectacle de son cycle sur la sexualité et la relation entre « la politique du corps et les structures sociales ». Après 69 Positions , elle continue ses explorations dans 7 pleasures , une chorégraphie sur les sept concepts du plaisir.
Quand un certain nombre de corps, de même grandeur ou de grandeur différente, sont pressés par les autres de telle sorte qu’ils s’appuient les uns sur les autres ou bien, s’ils sont en mouvement, à la même vitesse ou à des vitesses différentes, qu’ils se communiquent les uns les autres leurs mouvements selon un certain rapport précis, ces corps, nous les dirons unis entre eux, et nous dirons qu’ils composent tous ensemble un seul corps ou Individu, qui se distingue de tous les autres par cette union entre corps.
– Spinoza
La salle du Kaai Theater se remplit à coups de nappes rythmiques. Les martellements répétitifs pétrissent la masse disparate du public pour en faire son corps de résonance. C’est alors que celui-ci, hérissé par un frisson, se tend et se déforme : comme si pour évacuer la tension devenue insupportable, des figures émergent dans les premières rangées du public et amorcent, sous les lumières de salle, une lente mise à nu avant de rejoindre la scène peuplée de meubles de salon. Une dizaine de corps s’agglutinent dans leur nudité en arrière-scène, abandonnant un seul à l’avant, affalé sur un fauteuil. On reconnaît cette nudité dans le tas de chair qu’il forme, mais sa familiarité semble progressivement se lézarder lorsque la masse de chair amorce un mouvement non plus comme une collection de corps mais comme un seul individu organique. Immédiatement, on imagine le tracé de cette orientation commune, on ressent déjà ce grand corps ramper, couler, rouler à la diagonale avec une exquise et pénible lenteur pour rejoindre sa partie clivée. Mais l’individu qui se compose sous nos yeux n’est pas un simple composé de chair, il fait corps avec toutes les matières. Dans son langoureux mouvement, les membres tendus et dépliés, entrelacés et comprimés se moulent au sol, au divan en cuir noir et enfin au fauteuil à l’avant-scène en fonction de leurs formes et de leurs résistances respectives.
7 Pleasures de Mette Ingvartsen déploie une vision à la fois jouissive et perturbante de la corporalité, comme si elle était ce qui nous faisait tenir ensemble tout en nous arrachant à notre corps propre. Si la performance s’assume clairement comme une mise en scène du plaisir dans ses dimensions politique, esthétique et sexuelle, il semblerait que la question qui est véritablement dérangeante par sa persistance sous-jacente soit celle-ci : quel est l’individu du plaisir ? Ou plutôt : qu’y a-t-il d’individuel dans le plaisir ?
Le sexe, à la fois sous son apparence morphologique et dans son acte performé, devient un mode de plaisir parmi d’autres. Alors que les organes génitaux s’effleurent dans d’inhabituelles configurations, c’est comme s’il y avait dans la nudité un désamorçage de sa signification sexuelle et du poids moral qui l’accompagne. Pensons au dernier tableau (qui succède à celui dont les saveurs sadomasochistes ne manquent pas de rappeler certaines scènes cultes du Salò de Pasolini) où les gémissements sexuels des douze figures humaines se métamorphosent par amplification répétitive en des cris lancés au public, des cris qui font corps par leur unification rythmique, des cris qui recrutent d’autres corps (coussins, plantes, tapis) en les brandissant comme des fétiches, comme les sceptres de leur incantations, devant les spectateurs ébahis.
Quand le grand corps se décompose en plus petits corps – dans un tableau dont le paroxysme est d’une intensité à la limite de l’insoutenable –, ceux-ci vibrent, tremblent et se secouent, comme tamponnés par une onde invisible qui les traverse en les séparant. Comme si la décomposition d’un corps devenu trop grand pour se soutenir avait libéré un potentiel d’énergie indomptable, la dépense devenant l’exutoire de la perte. Les petits corps cherchent à tout prix à se recomposer, à s’attacher même au prix d’une blessure, même dans l’effroi de la perte de soi. La violence de la communion est telle que la tension se propage à travers le public subissant l’impuissance de sa position assise alors que sur scène se déferle une incroyable libération de forces.
On pourrait regretter le caractère somme toute relativement convenu d’une exposition en « tableaux », mais une telle préoccupation formelle n’émerge qu’à de très rares moments, le jusqu’au-boutisme de la mise en scène et de la performance emporte l’attention du spectateur dans un tourbillon fascinant, hypnotique, extatique. Car c’est bien de cela qu’il s’agit : faire corps, même l’instant d’une palpitation, avec ce qui est à la fois plus grand et plus petit que nous. 7 Pleasures n’est pas tant un recensement des plaisirs dans leurs différentes formes – d’ailleurs, l’exercice qui consiste à nommer ou catégoriser les tableaux thématiquement s’avère vain – mais bien plus, la mise en scène de passages affectifs et les effets sur les dimensions de l’individualité que ces passages impliquent.