La Dissipation de Nicolas Richard raconte une tentative d’enquête littéraire qui débouche sur un roman d’espionnage. Entre littérature, LSD, complot et obsession, qui recherche-t-on ?
Une plongée dans l’œuvre de Nicolas Richard permet une réponse claire et rapide à cette question. C’est bien à la recherche de Thomas Pynchon que part cette enquête littéraire, auteur que Nicolas Richard a traduit à différentes reprises.
Pynchon, l’homme, reste peu connu de notre côté de l’Atlantique, et de l’autre aussi d’ailleurs. Et pour cause, il a choisi, à l’instar de son double romanesque « P », de fuir la scène médiatique… Sa dernière apparition en date prit la forme d’un personnage de dessin animé dans les Simpsons.
Comme « P » toujours, Pynchon connaît une horde d’aventuriers littéraires partis en quête du moindre indice, du moindre élément concernant sa vie. Et la critique, parfois, de tomber dans le piège tendu : une lecture biographique de l’œuvre romanesque. Séduisante tentation qui vaut aussi pour l a Dissipation de Nicolas Richard. Pourtant, soyons-en sûrs, « P » signifie plus que Pynchon.
Tentative de résumé
Le roman d’espionnage suit les différents rapports de chacun des intervenants : un documentaliste (qui reconnaît en savoir un peu trop sur la vie de « P »), un cinéaste, plusieurs personnes qui auraient croisé « P » au détour d’une salle de lecture, une thésarde en histoire qui échange des courriers avec un traducteur, un aficionado s’accusant lui-même d’aller trop loin, et bien d’autres. Leur point commun : avoir croisé, côtoyé, parfois seulement lu les romans de « P ». Tous ont en commun une identité morcelée et un rapport à la vérité toujours en défaut.
À titre d’exemple, la thèse de l’étudiante porte sur l’éventuelle implication de « P » dans un programme secret créé par la Défense américaine et portant sur l’utilisation du LSD. Grand consommateur de ce stupéfiant, « P » aurait participé à ces expérimentations psychiques. « J’étudie juste un moment de l’histoire dont je cherche à mieux comprendre les tensions, et qui dépasse le cadre d’un seul individu », explique-t-elle au traducteur peu enclin à fournir des informations. Au fil de leur échange, le sujet dévie : « Eh bien, cher Monsieur, j’ai le sentiment que vous aussi me prenez pour une sorcière », alors qu’elle cherche à comprendre pourquoi « P » s’est exclu de la scène médiatique. L’ambition scientifique de la thèse tourne à l’anecdotique, le discours de la vérité disparaît pour laisser place à celui, hypersubjectif, de la curiosité people .
De l’enquête au roman
La présentation du livre propose une « enquête littéraire », tandis que le sous-titre indique « roman d’espionnage ». Tentative de distinction.
La Dissipation part d’une question d’enquête. Pourquoi l’écrivain « P » a-t-il disparu de la scène médiatique ? L’investigation devient alors doublement littéraire : elle touche au monde de la littérature et elle prend la forme d’un récit sans révéler de données exactes (s’écartant ainsi du modèle journalistique). Aussi chacun des chapitres présente un témoignage, censé éclairer la problématique. Et c’est à ce moment qu’on tombe dans le roman d’espionnage.
Aucun des témoignages ne semble chercher la vérité. Chacun y va de son anecdote, de sa vision des événements et de sa petite idée sur la raison de la disparition de « P ». L’enquête devient un ensemble de perceptions, détachées de la réalité objective des faits. En fait, chacun des chapitres devient un regard intériorisé, forcément biaisé, celui d’un espion qui regarde par le trou de la serrure. Face au risque de se perdre dans un kaléidoscope disparate, l’auteur parvient à maintenir un récit, à rendre l’enchaînement cohérent. Il est sans doute intéressant de souligner que Nicolas Richard a traduit David Lynch ou Woody Allen, dont la maîtrise de l’apparente absurdité de la narration se fait ressentir.
L’art de la dissipation
Dans un récent entretien au Vif/l’Express (19 avril 2018), l’historien de l’art Adrien Grimmeau relisait l’évolution des créations à travers la figure du vide. L’auteur attribue au tournant des années nonante l’apparition des artistes figuratifs « qui n’y arrivent pas », dont les productions révèlent l’incapacité de représentation. Nicolas Richard propose un projet créatif identique, l’échec de l’enquête littéraire ou du roman d’espionnage. Comment voulez-vous résoudre l’énigme si chacun y va de son faux témoignage ?
Le langage trompe, le récit ne structure plus, seul l’aveu de l’impuissance demeure. Le geste en littérature n’est pas neuf. André Gide le faisait déjà au début du siècle dernier avec Paludes ou l es Faux Monnayeurs. Plus récemment, on peut penser à l’œuvre de Tanguy Viel avec pour apogée l a Disparition de Jim Sullivan en 2013. Mais Nicolas Richard questionne deux genres intimement liés à la quête de vérité, l’enquête et l’espionnage. Deux genres également liés au cinéma américain, domaine dans lequel l’auteur pose régulièrement sa plume.
Face à l’omniprésence de l’image, du récit, bref, de la représentation, Nicolas Richard propose une éloge de l’absence. « P » devient la synecdoque du roman, de l’enquête. En exprimant les limites, Nicolas Richard offre un récit aux saveurs d’hommage.
Se plonger dans l a Dissipation demeure une expérience de lecture. Mes certitudes sur le roman contemporain ont volé en éclats, et j’y ai trouvé la preuve que l’exploration du récit restait toujours possible.