critique &
création culturelle

La mère de tous les mensonges de Asmae El Moudir

Faut-il des images pour fusionner un corps à des souvenirs ?

En 2023, le prix de la mise en scène, dans la catégorie « Un certain regard » du Festival de Cannes, est décerné à Asmae El Moudir pour son deuxième long-métrage La mère de tous les mensonges. En 2024, le public belge découvre ce bijou de l’approche documentaire, et s’immisce dans un récit de famille mais aussi de l’histoire du Maroc.

Quand j’étais enfant, j’étais sujette à de nombreux cauchemars. Pour adoucir ma détresse, mes parents me demandaient de coucher ces mauvais rêves sur papier, et ainsi, extérioriser cette fixation infernale dans mon esprit. Aujourd’hui, tous ces cauchemars crayonnés, je m’en rappelle encore vivement. Comment faire alors, quand le cauchemar est bien réel ? Recréer la blessure, est-ce une solution ou est-ce contreproductif ?

La cinéaste marocaine Asmae El Moudir prend le risque. Chaque coin de rue, chaque lampadaire, chaque voisin·e, chaque péripétie, est reproduit en miniature, dans ce qu’elle appelle le « laboratoire » des souvenirs. Avec l’aide de ses parents, El Moudir se replonge dans son histoire dénuée de photographies, interdites par une grand-mère tyrannique. Une magnifique maquette donc, comme une grande photo vivante, créée avec plein d’espoir que les questions et incompréhensions du passé seront éclairées. Pourquoi n’avait-elle pas droit aux photos ? Quel était le problème avec les images ? Pourquoi ne pouvait-elle pas discuter avec son voisin militant ? Qui a tué Fatima ?

Plongé·es dans ce laboratoire, père, mère, grand-mère et voisins sont entourés par leur mini-foyer et leur mini-eux-mêmes. Un espace pour celles et ceux qui ont peur de parler. La caméra est tantôt présente en pure observatrice, attrapant parfois des tendres conversations entre mère et fille, parfois des remarques piquantes de grand-mère. Tantôt mise en scène, directement immergée dans la maquette pour reproduire Laylat-al-Qadr, une nuit symbolique des derniers jours du Ramadan, puis plus tard détruite par la fameuse nuit qui traumatisera le quartier.

En 1981, le Maroc traverse une grande vague de sécheresse ainsi que d’inflation. Les premières denrées victimes sont le blé, l’huile, le beurre et la farine. Cet épisode se contextualise dans le régime de Hassan II, un roi notamment connu pour ses répressions brutales de tout mouvement militant. À Casablanca, la tension est encore plus palpable. La nuit du 20 au 21 juin, la population se lance en rue et déclenche les « émeutes du pain ». La répression sera d’une extrême violence et très peu documentée : l’armée assiège la ville, et les manifestant·es sont torturé·es et assassiné·es.

Asmae El Moudir est enfant, et cette nuit-là, elle l’a vécue enfermée chez elle, sous les ordres de leur grand-mère effrayée. Le lendemain, sa voisine Fatima a disparu, son voisin Abdallah aussi. Sans photos pour témoigner de cette période de sa vie, tout est devenu flou avec le temps. Pour elle, comme pour les autres. Avec ce huis clos, chaque personnage peut affronter son passé à sa guise.

Un huis clos qui permet à son père de reproduire le terrain de foot sur lequel il brillait dans le passé, avant d’être détruit pour y enterrer les corps inertes du lendemain des émeutes.

Un huis clos qui permet à sa mère de ne plus se laisser impressionner par les critiques de sa belle-mère, et d’assumer ses choix maternels.

Un huis clos qui permet à son voisin Abdallah de s’exposer à son traumatisme, et d’enfin confier à son public restreint les tortures qu’il a subies le 21 juin 1981. Face à son mini-moi, Abdallah fond en larmes et dit souhaiter être inanimé comme la figurine. Finalement, il matérialise sa douleur par une performance théâtrale poignante.

Un huis clos qui permet à sa grand-mère d’enfin lâcher prise, et d’avouer pourquoi elle ne voulait aucune photo dans son foyer. Petit à petit, ce laboratoire devient un espace sécurisant, des nouveaux murs qui n’ont pas d’oreilles. Ses regards caméras, pleins de méfiance et de mensonges à son arrivée, deviennent plus sporadiques et bienveillants.

Un huis clos qui permet à Asmae El Moudir de réaliser qu’elle n’aura peut-être pas toutes les réponses à ses questions. Que ces adultes, qui semblaient tout lui cacher, n’avaient en fait pas plus de recul et de lucidité qu’elle à l’époque.

Cette approche du documentaire est audacieuse dans le meilleur sens du terme. La mère de tous les mensonges n’a pas la prétention de répondre aux attentes premières de sa réalisatrice, mais laisse justement place au hasard des spontanéités humaines. Le résultat est d’autant plus intime et personnel, puis intrinsèquement sociétal et instructif sur ce passage méconnu de l’histoire marocaine. Sans oublier une mention spéciale pour la magnifique bande-son originale de Nass El Ghiwane.

Même rédacteur·ice :

La mère de tous les mensonges

Asmae El Moudir

Avec Asmae El Moudir

Maroc, Egypte, Qatar, Arabie Saoudite

2023

96 minutes

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