La nuit est sans issue
Avec Night Moves , son cinquième long métrage en vingt ans, l’américaine Kelly Reichardt approfondit le singulier sillon que dessine son cinéma dans le paysage contemporain. De facture tout aussi dépouillée que ses prédécesseurs, ce nouvel essai, tout en lorgnant du côté du thriller , illustre le goût prononcé de sa réalisatrice pour l’introspection et le non-dit — une fois encore, c’est à eux qu’il revient de donner leur chair à des situations marquées par le refus du pathos et du spectaculaire.
Tels des mendiants nous ne possédons rien,
Nous, les fous qui frappons à la porte fermée.
Aveugles essayant d’entendre le silence
Où se perdit notre murmure.
Georg Trakl, Chants pour la Nuit, I
L’action de Night Moves débute sans en avoir l’air : deux militants écologistes désenchantés, Josh (Jesse Eisenberg) et Dena (Dakota Fanning) en viennent à partager à demi-mot un projet clandestin, dont les contours tardent à se préciser. Puisque le monde, préoccupé par la quête effrénée de la croissance et du profit, rechigne à entendre leur voix, ils ont décidé d’ agir — avec le concours d’un troisième homme au passé trouble, Harmon (Peter Sarsgaard). Ce trio, la caméra de Reichardt le saisit sans rien montrer de la planification préalable à l’acte qui lui confère sa fragile et momentanée cohésion : tout se débat, se décide hors-champ, et ce qui est en jeu, la profondeur des convictions, les motivations, la nature des engagements et leur rapport à la cause environnementaliste, tout cela ne sera ni verbalisé ni questionné explicitement.
En sorte que ce geste autour duquel se structure le film fonctionne paradoxalement comme tache aveugle : point nodal inassimilable, inclassable, profondément indéfinissable — et d’ailleurs invisible en tant que tel. Bien sûr, ce choix de mise en scène, en rendant l’action centrale du récit à son incommensurabilité, témoigne avant tout du parti pris behavioriste de Reichardt : de l’intense vie intérieure de ses protagonistes, celle-ci ne dit rien — mais elle travaille à la rendre observable, en captant son affleurement subreptice à même le corps des comédiens : dans la détermination d’une démarche ou l’application d’un mouvement, dans un coup d’œil inquiet, un silence lourd de sens, une posture hésitante, dans l’imperceptible torsion de muscles faciaux, dans la subite poussée d’eczéma qui défigure Dena.
En route pour rejoindre Harmon, Josh et Dena découvrent, gisant sur le bas-côté, le cadavre encore chaud d’une biche qui s’apprêtait à mettre bas ; de la vie qui se débat dans les entrailles de la charogne, Josh fait peu de cas : il envoie la bête morte dévaler dans le fossé. À lire indépendamment du personnage qui le pose dans la mesure où il n’ouvre aucun accès assuré à un éventuel élément de caractérisation psychologique, ce geste d’une ambiguïté irréductible a pour lui la force incontestable de l’évidence : bien qu’au-dedans, dans l’obscurité, cela s’agite , il n’est pas question ici de fouiller les profondeurs de l’intime pour leur arracher ce qu’elles renferment et l’exposer — intériorités : visions du monde , consciences de soi ou identités personnelles .
De fait, le cinéma de Kelly Reichardt, ici comme ailleurs, s’attache moins à la symbolisation des événements ou au sens dont on peut les affubler qu’à leur retentissement quasi organique, autrement dit à l’émergence, en surface , de leurs effets sur les individus qui les vivent. La scène qui fait basculer Night Moves dans sa seconde partie, à cet égard, a presque la valeur d’une déclaration d’intention : elle dérobe à la vue ce geste dont le film a minutieusement programmé l’attente et lui substitue un gros plan sur le visage de ceux qui, à la faveur de la nuit, viennent de s’improviser activistes. S’il est vrai, comme le disait Levinas, que le visage rend possible et commence tout discours, alors Kelly Reichardt, la plupart du temps, s’en tient au seuil de la parole en cantonnant ses protagonistes dans un mutisme qui fait plein droit à ce qu’Artaud, quant à lui, appelait « le gouffre insondable de la face ».
Comme les deux campeurs d’ Old Joy (2006), la Wendy de Wendy & Lucy (2008) ou l’héroïne de Meek’s Cutoff (2010), les personnages de Night Moves posent la question du rapport à l’altérité — et à ce pullulement des êtres dont ils n’incarnent qu’une infime et transitoire déclinaison. Rivés à ce corps parmi les corps qui les singularise néanmoins, ils expérimentent l’impossibilité d’élever le dire au juste niveau du vécu et, partant, la nature foncièrement impartageable de celui-ci. La condition intersubjective de l’homme ne s’en trouve pas récusée pour autant — simplement, chacun assume dans le non-dit cette rupture, cette discontinuité fondamentale qui le sépare des autres.
Les silences habités de Josh, ainsi, sonnent comme ceux d’une entité close, ou, pour paraphraser Levinas (encore lui), d’une monade sans portes ni fenêtres, livrée tout entière à la charge incommunicable de son existence — son énigme, son secret. Une fois posé le geste qui infléchit leur vie, les trois personnages de Reichardt en endossent seuls la responsabilité ; Night Moves donne alors à voir avec une limpidité sans pareille ce qu’il suggérait déjà, du reste, dans son premier versant : l’infinie complexité des rapports interpersonnels. En effet, en se posant en éveilleurs de consciences ( People are gonna start thinking anyway — they have to ), Josh, Dena et Harmon procèdent indirectement à un partage de la communauté, à une scission péremptoire distinguant ceux qui prétendent savoir ce qui est bon pour tous, des autres, les ignorants, voués à l’erreur. Pétri d’orgueil, leur geste, fût-il commis au nom de valeurs décrétées universalistes, ne réunit personne, pas même eux ; bien plutôt, il les laisse désemparés, en proie au doute, à la paranoïa même : le trio se délite bientôt, ravagé par la suspicion mutuelle et l’incertitude.
Certes, par la mise à nu qu’implique la radicalité de leur acte (malgré sa nature clandestine), les trois activistes font preuve d’une forme de courage ; mais leur stupeur face aux conséquences de leur geste, tout en dénotant un certain amateurisme, traduit surtout leur confrontation inattendue à ce qu’Hannah Arendt appelait la fragilité des affaires humaines : quiconque agit doit dans le même temps se résoudre à subir, c’est-à-dire à porter le poids du processus immaîtrisable et virtuellement infini qu’il a suscité — car toute action comporte sa part d’imprévisibilité et d’irréversibilité. Josh, Dena et Harmon se heurtent à cette évidence ainsi qu’à une vérité plus profonde encore : nul n’agit conformément à un noyau identitaire consistant et stratifié, qu’il s’agirait de consolider par des faits et gestes entrant en adéquation avec ce donné préalable.
Au contraire, la notion d’identité personnelle relève de la fiction et du récit de soi (autrement dit : de l’illusion rétrospective), et, si ego il y a, il est à chercher dans la cohérence toute subjective du parcours de vie que chacun bricole — plus ou moins consciemment, et à partir des ressources à sa portée, qu’elles soient maigres ou abondantes. Une autre angoisse imprègne ainsi les images de Night Moves : la gravité du film, sa tension constante donnent voix au trouble muet de ses protagonistes, Josh surtout, qui peu à peu découvrent, épouvantés, qu’il n’y a en eux rien d’avéré. En s’effondrant, l’édifice branlant de convictions et de certitudes intimes auquel ils voulaient faire correspondre leur geste révèle sa nature illusoire ; frappés de vertige, les voici livrés à la nuit — non celle, accueillante à laquelle Novalis dédiait ses Hymnes , mais la nuit blanchotienne, l’ autre nuit : éclipse de l’entendement, effroyable liberté qui ouvre au délire, à la folie ; retournement du dedans en dehors ; évidence aveuglante du néant, mais d’un néant actif, presque grouillant. Si rien ne s’expose dans le film de Reichardt, c’est au final qu’il n’y a rien à exposer — s’exprime alors l’essentiel : la part nocturne de l’individu . Ici, en effet, comme le laisse entendre le titre, seule la nuit remue — et les manœuvres qu’exécutent dans l’obscurité Josh, Dena et Harmon les portent déjà au-devant de l’effroi primal, celui qui naît face au vide intérieur.