critique &
création culturelle

La porosité de l’eau

Ithaque, le dernier spectacle de la metteuse en scène brésilienne Christiane Jatahy, présenté au Théâtre national, est inspiré de l’Odyssée d’Homère. Aux habituelles comédiennes qui accompagnent la metteuse en scène – Julia Bernat, Stella Rabello et Isabel Teixeira – s’ajoutent des habitués de la scène belge et française, Karim Bel Kacem, Cédric Eeckhout et Matthieu Sampeur.

La scène est divisée en deux tableaux, qui se trouvent sur le même plateau mais se tournent le dos. Le public est également séparé et situé face à face, sans pour autant pouvoir apercevoir l’autre côté car un autre espace, délimité de part et d’autre par des cordelettes jaunes qui pendent du plafond, se trouve au milieu et empêche la vue. Tandis que les deux autres scènes sont caractérisées d’une façon plus naturaliste et contemporaine – on y trouve une table en bois, des verres, des carafes d’eau, des assiettes remplies de chips, des fauteuils, des haut-parleurs –, cet autre espace est une sorte d’entre-deux onirique, à la fois un passage entre une réalité et une autre, des limbes non définis où nous apercevons parfois les comédiens, un plateau où les personnages se filment et, finalement, l’écran où se projettent ces images.

Ce rideau de fils est un mur perméable qui laisse entrer et sortir les comédiens, qui joueront simultanément dans les deux tableaux les multiples personnages qui les habitent. En effet, dans l’un, les comédiennes jouent Calypso et les comédiens Ulysse ; dans l’autre, elles jouent Pénélope et eux, les prétendants. Ils passeront d’un côté à l’autre sans jamais laisser de moment de vide dans le tableau qu’ils quittent, en se relayant, partageant, démultipliant et rassemblant les personnages. Ainsi, se tissent en même temps les deux trames, s’entremêlent les voix, se mélangent les corps, tandis que l’eau noie inexorablement le plateau.

Après que les deux histoires ont été racontées de deux côtés, les deux côtés du public échangent leur place et assistent à ce qui est pour eux la deuxième moitié du spectacle, la première pour les précédents, la même pour les comédiens. Multiplicité de personnages donc, mais aussi de points de vue et de chronologies.

Le spectacle repose sur ce dispositif scénographique. La conception qu’a Christiane Jatahy de l’espace, aussi alambiquée qu’originale, va fonctionner comme une graine à partir de laquelle poussent une dramaturgie et une relation avec le public assez uniques. Loin de nous en éloigner, la complexité de l’espace devient simple à nos yeux. Certes, il est parfois difficile de tout suivre, l’autre côté du plateau peut parfois être très bruyant et détourner l’attention du spectateur et la présence simultanée de plusieurs voix et de musique peut être un obstacle à l’écoute ; mais cela contribue à la singulière relation qui s’établit entre scène et public, où ce dernier devient actif, choisit ses points d’attention et, surtout, n’est pas obligé de tout entendre. Néanmoins, bien que les deux trames soient minutieusement tissées et qu’il n’y ait aucun moment de vide pour le spectateur, il aurait été intéressant d’exploiter un peu plus le répondant entre les deux côtés du plateau, que ce soit par des échos de bouts de texte ou de mélodies, afin de jouer un peu plus avec ces deux réalités qui se reflètent.

En outre, si ce système spatial est remarquable et jouissif, il se fait en dépit, à mon sens, du contenu. Certes, le sujet de l’Odyssée est abordé, en liaison avec des questionnements sur l’exil et la guerre, mais il semblerait parfois que le tout arrive d’une façon quelque peu abrupte, non polie. De plus, certaines idées reviennent sans cesse, sans qu’il y ait pour autant un élargissement dans la réflexion. Le fait que parfois la réception auditive soit compliquée n’aide pas ; le texte passe parfois au deuxième plan.

Et pourtant, ces quelques déceptions sur le plan du contenu passent quasiment inaperçues grâce à l’atmosphère particulière et immersive qui se crée et au jeu des acteurs. Ceux-ci sont, comme la scénographie, d’une nature poreuse : non seulement un individu joue plusieurs personnages, mais un même personnage est joué par plusieurs acteurs et, surtout, la personnalité déborde et contamine le personnage. Ainsi, la même comédienne aura des traits de personnalité similaires – comme par exemple, une forte nostalgie – tant dans le rôle de Pénélope que dans celui de Calypso. Ceci est renforcé par le lien établi avec le public.

Une relation intime se crée alors par des échanges presque individuels entre comédien et spectateur tout au long du spectacle, installant ainsi un quatrième mur fluide qui peut être franchi à n’importe quel moment. Le spectateur, lui, déjà absorbé par le dispositif, se laisse entraîner dans le flot de cet instant privilégié.

Même rédacteur·ice :

Ithaque

Dramaturgie, scénographie, réalisation : Christiane Jatahy
Interpretation : Karim Bel Kacem, Julia Bernat, Cédric Eekhout, Stella rabello, Matthieu Sampeur et Isabel Teixeira.
Collaboration artistique, lumière, scénographie : Thomas Walgarve
Collaboration à la création scénographique : Marcelo Lipiani
Collaboration artistique : Henrique Mariqno
Création son : Alex Foster
Direction de photographie, cadrage : Paulo Camacho
Costumes : Siegrid Petit-Imbert, Géraldine Ingremeau
Système vidéo : Julio Parente
Assistant à la mise en scène, traduction : Marcus Borja