Christophe Sermet fait appel à la Compagnie du Vendredi pour donner vie à l’adaptation du célèbre Roi Lear de Shakespeare par Tom Lanoye. Une adaptation contemporaine où changent le décor et le contexte historique mais demeurent les mêmes problématiques.
Il s’agit d’un événement important, quasi religieux − que l’on soit un habitué du théâtre ou non − que celui d’assister à une pièce de Shakespeare. Convaincus ou pas du résultat, il reste chez nous comme un sens du respect envers cette figure sacrée et, en ce qui me concerne en tout cas, la sensation de ne pas être capable, par mon intellect et mes circonstances vitales, d’appréhender réellement l’univers de William Shakespeare.
Dans ce cas-ci, le titre indique déjà que nous allons assister à une version altérée de cet univers, d’emblée obscur. On se dit que, peut-être, cette fois-ci, comme la pièce s’adapte à nos codes, on découvrira des facettes du maître anglais que l’on n’aurait pas pu déchiffrer auparavant. De plus, la distribution prometteuse, avec des noms tels que celui de Anne Benoit, Philippe Jeusette, Yannick Renier, Claire Boson, etc., se trouve sous l’aile de Christophe Sermet, très populaire dans la scène contemporaine belge. Telles étaient mes attentes, et telles sont les raisons pour lesquelles ce spectacle m’a déçue.
La pièce traite la même thématique qui ouvre le Roi Lear , c’est-à-dire un père − ici, un mère − à la tête d’un royaume − ou d’une multinationale − qui demande à ses filles − ses fils − de dire combien ils l’aiment, en échange d’une partie de leur richesse. Les genres du noyau familial sont inversés, mais pas ceux du reste des personnages, comme celui du conseiller Kent, ou du fou du roi. Le parallélisme, très juste, entre un royaume médiéval et un empire financier permet dans cesse d’établir des similitudes entre un roi et un chef d’entreprise, entre le système féodal et celui du capitalisme. Sur un deuxième plan, les dynamiques de manipulation qui peuvent exister au sein d’une famille se confondent avec celles qui existent au travail, au point où la limite entre vie intime et vie professionnelle n’existe plus.
Le personnage de la reine Lear est tout aussi puissant que celui du roi, et sa folie et sa chute sont, par conséquent, un élément-clé de la pièce. Malgré l’incroyable jeu d’Anne Benoit et son imposante présence scénique, il est, à mon avis, difficile de percevoir une évolution du personnage vers la folie : mise à part la première scène, qui pose le contexte, il n’y a pas de progression remarquable dans la psychologie du personnage. Ce n’est évidemment pas une condition sine qua non pour un personnage, mais à mes yeux la tension dramaturgique stagne également. En effet, au moment où s’introduit la folie − ou la vieillesse − d’Elisabeth Lear, les intentions du reste des personnages sont elles aussi apparentes, et l’action ne progresse plus vraiment.
La scénographie est un bel exemple de comment faire figurer sur un plateau ce qui n’entre en aucun cas sur une scène, sans vouloir être trop dans la représentation réaliste. Ici, il est surtout question d’y montrer les gratte-ciel de l’entreprise, avec une série de plateformes représentant les étages du bâtiment, qui se succèdent en même temps qu’alternent des rideaux de différentes couleurs. La plateforme, presque exclusivement occupée par la protagoniste, tourne sur son axe de temps à autre pour signifier le changement de scène. Les rideaux, eux, servent d’écran à plusieurs reprises et serviront à y représenter la tempête. Mis à part le traitement de la vidéo, qui n’est pas des plus original, le reste des éléments s’assimilent bien et réussissent à faire que nous y voyons le siège d’une entreprise multinationale.
En ce qui concerne le texte, la cruauté des propos ainsi que les images créées par Tom Lanoye sont marquantes. La finesse avec laquelle celui-ci tisse les deux époques est également louable, il mélange ces deux contextes pour montrer l’essence du conflit, ce jeu de pouvoirs, ces dynamiques manipulatrices, ces amours contaminées. Le tableau peint par l’auteur flamand n’est certainement pas joyeux, mais s’affirme plutôt comme une critique des valeurs présentes dans notre société, ou plutôt de leur absence. Ces personnages néfastes méritent sans doute la punition divine de la tempête qui s’apprête à tomber sur eux. Cependant, nous retrouvons dans les dialogues cette inactivité perçue dans la trame, une certaine inertie peuplée d’interventions qui souvent s’attellent à décrire des problématiques économiques et financières ou qui relèvent des tensions entre les différents membres de cette famille, qui étaient déjà évidentes. Des répétitions qui, dans un spectacle de deux heures, peuvent perdre l’attention du public.
Bref, on pourrait dire que tous les éléments qui me posent problème étaient déjà présents dans la pièce de Shakespeare, et c’est sans doute vrai. De plus, tout en ayant été déçue, ce spectacle demeure à mon sens une bonne adaptation du Roi Lear , et permet de faire des liens très intéressants entre une autre époque et la nôtre, entre le monde du travail et la famille, ainsi qu’une réflexion sur la façon dont se construit notre société. Je regrette simplement certains choix qui n’ont pas permis à ce que le contenu de la pièce me touche, ou soit plus proche de ma réalité.