La rétrospective 2020
Les rédacteurs de Karoo jettent un coup d'œil sur leur année culturelle 2020. Livres, films, séries ou musique au temps de la Covid-19...
En 2020, on a passé beaucoup de temps chez soi. Quand je repense à ce premier confinement, j’ai l’agréable sensation d’avoir joui d’un été interminable. Tout y était : le soleil, les cigales (même dans mon jardin de banlieue parisienne), les moustiques et l’ennui. Mais surtout, le retour de la boulimie livresque, une pathologie chronique dont je ressens chaque fois les prémices aux premiers jours de beau temps. Pour satisfaire cet appétit, j’ai établi le menu : presque uniquement des bouquins biographiques, comme pour compenser une carence de « vraie vie ».
Ma première lecture, 3096 Jours , illustre bien mon désenchantement à l’annonce d’une vie entre quatre murs. Et tandis que je me prélassais sur le gazon desséché de mon petit jardin, portail toujours fermé, l’histoire de Natascha Kampusch me gardait captive à son tour. Loin d’être un pur concentré de glauque, ce témoignage m’est apparu comme une preuve que, nous aussi, promis, nous serions libres un jour.
Dans la même veine - crudité allemande, impression de ciel gris - Moi, Christiane F., 13 ans, droguée, prostituée a été un réel choc. Dès le début, le livre a su cerner l’essence de l’enfance, une existence de mauvaise herbe, une vitalité surgissant encore et toujours d’entre les fissures de l’asphalte. Christiane F. parle du jeu que l’on proscrit dans la cité Gropus, de l’ennui père de tous les vices, de l’addiction et de l’insouciance qui, étonnamment, alimentent un moteur aussi puissant que le désarroi quand il s’agit de se laisser sombrer. J’avais rarement été accrochée comme ça à un roman, mais qui peut ne pas se sentir impliqué face aux montagnes russes d’une vie de junkie ? Avec elle, tantôt en apnée, tantôt libérée, j’ai appris de belles leçons sur la résilience.
Pour rester dans le registre de l’enfance poétiquement bafouée, si j’ose dire, je citerai Innocence , le magnifique roman autobiographique d’Eva Ionesco qui m’a, à bien des égards, rappelé ma lecture de Lolita . Pas seulement pour le contexte d’inceste et de pédophilie qui, incontestablement, rassemblent les deux œuvres, mais pour tout ce qui a servi à l’ enjoliver . Ainsi, tout comme Lolita fait tristement voyager à travers les États-Unis, produisant envers et contre tout ce sentiment de vacances sans fin, Eva Ionesco raconte le glamour des perles dont elle est parée pour poser nue devant l’objectif de sa mère, les séjours en Espagne, et jamais l’école. Elle documente la décrépitude d’une enfance à l’agonie, entre rêve et cauchemar, sur la route d’un père-mirage.
Quelques livres, plus masculins cette fois : Pimp, mémoires d’un maquereau par Iceberg Slim, récit cruel d’un aspirant proxénète sur la route de l’amer rêve Afro-Américain. Tout, tout de suite par Morgan Sportès, qui traite de l’affaire du « gang des Barbares » et dépeint, derrière la violence, la maladresse et la lâcheté qu’abrite le mythe du tueur de sang-froid. Peu de fiction, dans ce festin littéraire, mais je retiens Sukkwan Island par David Vann, et le classique La classe de Neige de Carrère, des histoires tristes entre père et fils qui m’ont arraché quelques larmes.
Maintenant vous imaginez sans doute que j’ai passé mes journées à lire et à griller comme une saucisse sous le soleil, ce qui n’est pas entièrement faux, mais pas entièrement vrai non plus. Déjà, j’ai fait du sport pour éliminer les quantités astronomiques de tarama absorbées aux repas. Et, accessoirement, j’ai vu des films. Quelques classiques comme Kill Bill ou Mulholland Drive (pour tenir dans un débat face à des cinéphiles), mais aussi des nouveautés. Intriguée et à court de sérum physiologique, je me suis laissée tenter par les litres de larmes que promettait 7. Koğuştaki Mucize, aussi connu sous le nom du « film turc super triste ». Sans grande surprise, je me suis ni plus ni moins retrouvée face à un téléfilm truffé d’incohérences dépeignant une image risible du système carcéral turc au lieu de le dénoncer sérieusement. Une grosse déception, donc, à l'engouement inexplicable au vu des procédés douteux : filmer un handicapé se faire tabasser sans raison n’est peut-être pas la technique la plus subtile pour susciter l’émotion. Mais je ne vais pas cracher dans la soupe : à défaut de me faire pleurer, ce film m’a valu de beaux fous rires. Alors spéciale dédicace à la prison all-inclusive avec room service, et surtout à l’incroyable scène de la « cascade » en voiture.
C’est bien dommage qu’un film aussi maladroit ait bénéficié d’une telle pub, car Netflix regorge aussi de petits chefs-d'œuvre d’inventivité comme Pieles d’Eduardo Casanova, ou Horse Girl par Jeff Baena. Le premier traite, avec une poésie et un esthétisme rare, des difformités physiques dans un savant mélange de drame et d’ironie, en abordant des sujets tels que la dysphorie physique, la fétichisation, ou encore le travail du sexe. Le second film, lui, est un conte étrange où la démence prend des allures surnaturelles, à moins que ça ne soit l’inverse, le tout rythmé par une bande originale qui n’est pas sans rappeler Punch Drunk Love de Paul Thomas Anderson.
Au sortir de ces longs mois d’enfermement, alors de retour dans les transports en commun, j’ai cherché quelque chose à écouter pour oublier le calvaire de l’air dans mon masque, froid en inspirant, chaud en expirant. Je suis alors tombée sur quelques pépites.
Trois podcasts d’abord :
Mes 14 ans , un projet audio hyper-ludique mené par Lucie Mikaélian, où se mêlent storytelling et passages de son vieux journal intime. On y rencontre son alter ego du passé, une jeune ado parisienne dans les années 2000. Follement amoureuse, à la fois naïve et très mature, elle découvre sa sexualité et nous livre peines et fantasmes sans aucune retenue ; une écoute quasi nécessaire qui fait réviser les bases du féminisme.
Qui est Miss Paddle ? , là aussi une histoire de femme, celle de la journaliste Judith Duportail qui, doutant de la fidélité de son conjoint, mène son enquête et ouvre les yeux sur la toxicité de leur relation. Un podcast utile et honnête sur une douloureuse prise de conscience, qui met en lumière les signes annonciateurs d’une relation sous emprise.
Missive, un podcast original Spotify qui s’appuie sur des témoignages en tous genres. Le point de départ ? Une lettre, un message, des mots égarés et leurs répercussions. C’est un format assez court que l’on peut écouter dans le désordre, pratique et follement poétique. J’ai une petite préférence pour le tout premier épisode, Ce qui concerne maman , dans lequel il est question d’une mère et d’une fille déchirées, et du journal intime qui les relie.
Pour conclure, en dessert, un coup de cœur musical pour deux artistes londoniennes :
D’une part Yeule et son album Serotonin II (2019), qui mêle ambient , glitch-pop et synth-pop ; véritable rêve auditif aux confins du virtuel. Et d’autre part Shygirl, que j’ai découverte avec son titre « BB » (2019), un mélange de pop et d’électro maladive mais terriblement entêtante.
J’ai aussi fait l’acquisition de l’album A Thousand Doors, Just One Key du musicien et vidéaste français Feldup. Paru pendant l’été, en format CD et vinyle avec sa pochette rose au motif attendrissant, c’est là encore un concentré d’intimité, de spontanéité informelle qui fait le charme de sa musique. À découvrir !
En bref, je me suis bien rempli la panse cette année, et j’espère que cette mise en bouche en inspirera certains, mais surtout vous donnera le courage et l’envie d’affronter la nouvelle année. Armons-nous de culture pour 2021 !