Dans l ’Abîme de l’illusion humaine , Gilbert Sorrentino joue avec la langue et bascule entre narration et poésie dans une danse hypnotique.
L’Abîme de l’illusion humaine est l’un des derniers livres de Gilbert Sorrentino récemment traduit en français. C’est aussi l’un des livres les plus étranges et mystérieux qu’il m’ait été donné de lire. Un recueil de nouvelles dérangeant et drôle, beau et honnête. Sorrentino appartient à cette catégorie d’écrivains américains, à la fois poètes et romanciers, apparemment décidés à modifier la nature même de l’écriture dans chacun de leurs ouvrages. Et même parmi ces postmodernistes, émules de Borges, Sorrentino semble faire figure d’exception.
Édité chez Cent Pages , ce livre est un très bel objet. La tranche rouge, le papier doux, des polices de caractères sélectionnées avec soin, une mise en page aérée, tout le travail éditorial produit par Olivier Gadet et Philippe Millot se ressent dans une expérience de lecture particulière (précisons que Cent Pages s’est largement présenté dans les milieux du graphisme comme une référence incontournable). Cette édition n’est pas qu’un luxe visuel, ou un écrin de qualité pour le texte, elle participe réellement à sa mise en valeur et fait corps avec lui pour proposer un objet complet et cohérent. En soi, ce caractère physique pourrait suffire à l’amateur de beaux livres ou aux fondus de graphisme.
Des objets banals, pitoyables dans leur affirmation banale, leur triste isolement. Vinaigrette française Kraft, étrange couleur orange luisant dans sa bouteille en verre, un saladier en verre vert de salade verte, une bouteille de sauce Worcestershire, encore dans son emballage en papier.
Sorrentino est un écrivain à part. Difficile de le comparer avec ses contemporains (il est mort en 2006 à 77 ans). Il compose tous ses textes avec un soin particulier axé sur leur musicalité. Comme s’il voulait jouer du jazz avec les mots, il crée des accidents, des répétitions, des variations autour d’un thème. Sorrentino pourrait presque être un de ces d’écrivains pour écrivains, aux textes semblants calibrés pour des sujets de thèse. Fort heureusement il échappe à cette catégorie, notamment par son humour et la forme de son écriture qui peut perdre le lecteur, mais ne le prend jamais de haut. Traduit par Bernard Hœpffner, la formidable richesse de sa langue ne se perd pas en français.
L’Abîme de l’illusion humaine se compose de cinquante courts textes, à peine des nouvelles pour certains d’entre eux ; mais toujours ce sentiment poétique étrange. Pour aborder ces récits, il faut comprendre qu’il ne s’agit pas d’histoires : la continuité narrative n’est pas forcément au rendez-vous, les personnages n’en sont pas toujours, et en quelques lignes l’écrivain parvient à nous perdre comme si nous lisions deux livres presque identiques mais inconciliables. Il s’en dégage plusieurs ambiances, drôles, sombres, érotiques. Chez Sorrentino, le banal côtoie le mystérieux, le monstrueux et l’anecdote. Les amateurs de David Lynch s’y retrouveront avec plaisir. Et cette étrangeté se construit en profondeur car tout dans ce court recueil suit le mot d’ordre que Sorrentino s’est lui-même donné. Une approche qu’il définit dans son Salmigondis , un roman magnifique, sans doute le meilleur de Sorrentino, mais aussi le plus difficile à aborder, à recommander aux fans de James Joyce.
Un souci obsessionnel de la structure formelle, une aversion pour la répétition de l’expérience, l’amour de la digression et de la broderie, un immense plaisir à donner des informations fausses ou ambiguës, le désir d’inventer des problèmes que seule l’invention de nouvelles formes peut résoudre, et la joie de faire une montagne de rien.
C’est exactement comme ça qu’il faudrait parler de l’Abîme de l’illusion humaine . Des répétitions qui n’en sont pas. Des digressions hilarantes, notamment au travers d’un glossaire particulièrement absurde. Une structure instable, frôlant à chaque instant la maladresse dans un numéro d’équilibriste prodigieux (et même quand son écriture semble se casser la gueule, ce n’est que pour mieux se redresser, comme dans un gag de Buster Keaton). Des détails trop fouillés et des éléments passés sous silence, des montagnes cachées par des bouteilles de sauce. Des gens qui meurent, qui s’aiment et sans doute mènent un nombre considérable d’activités presque vraies et partiellement fausses dans une Amérique au bord du rêve ou du cauchemar, à moins qu’il ne s’agisse d’une blague.
Lire Sorrentino, c’est vivre une expérience sensorielle, musicale, accepter une autre vision de la littérature, bouleversante et profondément humaine. Le titre de cet ouvrage emprunté à l’écrivain Henry James, annonce avec clarté son contenu. Car c’est bien de toute la profondeur de l’abîme dont nous parle Sorrentino.
Il s’assit et observa la mer, qui lui apparut toute en surface et en scintillement, bien plus superficielle que l’esprit humain ; c’était l’abîme de l’illusion humaine qui constituait la véritable profondeur, agitée d’aucune marée. — Henry James
Du même auteur, tous les livres sont à recommander, traduit en français ou pas. Avec une préférence pour une entrée en douceur du côté de Petit Casino publié chez Acte Sud.
Le passé est triste, il est désordonné : il est comique.