LANGUAGE IS A VIRUS
Les cut-up sont déceptifs. Du moins, si l’on se borne à les aborder selon nos codes de lecture habituels. Peut-être y a-t-il cependant d’autres manières, moins restrictives, plus extensives, de les appréhender. La première d’entre elles ? L’oralité. Considérer les cut-up comme des faits de langue écrite intégrant des spécificités de langue orale. Vaste programme !
Dans Oralité et écriture , livre essentiel paru en 2013 en français, Walter J. Ong part d’une constatation somme toute simple : il y a deux langues . L’une écrite, l’autre orale. Chacune fonctionne selon des modes singuliers. Pour mieux cerner ces spécificités, Ong s’inspire de travaux d’anthropologues ayant étudié des cultures orales, c’est-à-dire des cultures où l’écrit n’a pas cours. Dans ces cultures orales, le langage est un mode d’action et non une matérialisation de la pensée. Les paroles, les émissions de sons et de souffles, proviennent d’être vivants. Proviennent d’actions que réalisent des êtres vivants. Un buffle court, je l’entends. Puis j’ouvre la bouche, j’avertis les autres du danger. Nous courons tous ensemble nous mettre à l’abri. Sans la course du buffle, pas de son. Sans mon oreille qui entend, sans ma voix qui alerte, pas de mise à l’abri. Les paroles et les sons ont un sens parce qu’ils provoquent, très concrètement, des actions. Les paroles et les sons relèvent ainsi de la magie : une parole est dite, elle provoque une action dans le monde. Dans ces cultures orales, la langue écrite n’a pas de sens. Un texte imprimé n’est qu’un objet du monde. Quelque chose d’inerte et de mort. Quelque chose qui ne produit pas de magie. N’incite pas à l’action. Dans ces cultures orales, il va sans dire que celui ou celle qui dit, qui sait dire, détient un certain pouvoir : celui de faire se mouvoir, de faire agir les autres. Pouvoir du sorcier. Du chaman. Du grand raconteur d’histoires ou de mythes.
Pour nos cultures, entièrement traversées par l’écrit, la puissance réflexive de l’écrit, le pouvoir de l’oralité est difficile à concevoir. Difficile à cerner. Toutefois, ce n’est pas impossible. On trouve des traces d’oralité un peu partout dans nos langues écrites. Même les plus littéraires. Ong en retrouve dans la plupart des œuvres littéraires jusqu’à la moitié du XIX e siècle, de l’Odyssée , à la littérature du Moyen Âge, dans la façon dont certains textes du XVIII e siècle interpellent le lecteur, etc. Ong pointe, dans un inventaire non-exhaustif, quelques pistes pour débusquer et comprendre ces traces. En voici quelques-unes :
(1) Chercher les traces de répétition. La répétition de groupes de mots, de structures syntaxiques, de situations, est typique d’une langue orale : comment, en effet, raconter quelque chose d’un peu consistant et d’un peu long, et, surtout, comment s’en souvenir, sans employer de formules mnémotechniques nous permettant de ne pas tomber dans de fâcheux trous de mémoire ?
(2) La syntaxe orale use des coordinations plutôt que des subordinations. Préfère enchaîner de courtes phrases introduites par des « et » ou des « puis » plutôt que d’élaborer des phrases extrêmement complexes structurées à coup de « par conséquent » ou d’« étant donné que », d’incises ou de parenthèses.
(3) Puisqu’il n’y a pas de texte écrit ou imprimé, comment maintenir l’attention des auditeurs ? Comment, en tant que locuteur, savoir si l’on ne perd pas le chemin de ce qu’on dit ? Avoir recours, pour ce faire, à la redondance et à la répétition. Ce faisant, ralentir la pensée. Chercher ses mots tout en parlant. User de répétitions. Laisser proliférer les choses. Juxtaposer dans une liste interminable des actions et des formules toutes faites. Pendant ce temps, chercher la suite du chemin. La suite de ce qui va se dire.
(4) Ne pas perdre de vue l’originalité narrative des cultures orales. Elle ne réside pas, comme dans les cultures écrites, dans l’invention permanente de nouvelles histoires. De nouvelles formes. Elle serait plutôt à chercher « dans la gestion d’une interaction particulière avec un auditoire donné à un moment donné. Chaque fois qu’elle est contée, l’histoire doit être introduite de manière unique, dans une situation unique, car dans les cultures orales on attend de l’auditoire qu’il réagisse, souvent énergiquement ». L’art narratif, dans ces cultures orales, est l’art de la variation. De l’adaptation de l’histoire en fonction de l’auditoire, des lieux, des situations devant lequel et dans lesquelles on est amené à la rapporter.
(5) Etc.